Céramiques « à la manière de Heimberg »

Céramiques « à la manière de Heimberg » dans la banque de données CERAMICA CH

Détermination de l’origine des céramiques « à la manière de Heimberg »

ou

Est-ce que toutes les céramiques « de style Heimberg » proviennent de Heimberg/Steffisbourg dans le canton de Berne ?

Andreas Heege, 2019

L’éventail des décors et des formes des céramiques suisses-allemandes de la fin du 18ème au 20ème siècles avec leurs engobes de fond noir, blanc ou rouge et leurs décors au barolet, leurs décors gravés et leurs décors à la molette, comme celles, par exemple, du château de Hohenklingen près de Stein am Rhein dans le canton de Schaffhouse, celles des cantons des Grisons et de Saint-Gall ou encore celles de la province autrichienne du Vorarlberg, suggère qu’il devait y avoir au moins un autre, sinon plusieurs autres centres de production de ces produits « à la manière de Heimberg » dans cette région. La question de savoir si ce « style Heimberg » était vraiment propre à Berneck dans le canton de Saint-Gall, à Steckborn dans le canton de Thurgovie ou, par exemple, à la fabrique de céramiques Hanhart (1878-1887) à Winterthour (Schnyder/Felber/Keller et autres 1997, 38 : „Malen auf Ton nach Heimberger Manier“ – « Peinture sur argile à la manière de Heimberg », Frascoli 2004, Taf. 34-38) ou, au contraire, qu’il provenait de l’influence de Kandern, petite ville allemande de l’arrondissement de Lörrach dans le Bade-Wurtemberg en Forêt-Noire ou de Lustenau dans le Vorarlberg autrichien, influences qui se seraient répandues jusqu’en Suisse orientale, ce qui ne peut malheureusement pas être prouvé actuellement par manque de céramiques attribuées de manière fiable à un lieu de production, doit malheureusement rester ouverte en l’absence d’analyses scientifiques. En tout cas, les nombreuses soupières « à la manière de Heimberg » dans les collections du Musée d’histoire de Saint-Gall sont attribuées, dans l’inventaire du musée, sans autre discussion, à la production de Berneck dans la vallée du Rhin saint-galloise, où le métier de potier est documenté depuis le 17ème siècle. Au 19ème siècle, il y a eu parfois jusqu’à 17 ateliers de poterie qui étaient actifs à Berneck et dans les villages ou districts voisins de Au, Balgach, Altstätten, Eichberg, Lüchingen et Marbach.

Le lien typologique entre Berneck et Heimberg a été expliqué en 1921, 1955 et 1975 par les mariages des « filles de Heimberg », mais ni Fernand Schwab et Leo Broder, ni Hermann Buchs de Thoune ne l’ont prouvé généalogiquement. Les témoignages que nous avons pour les années 1819 et 1836 confirment qu’à Heimberg il était courant que les femmes travaillent comme peintres céramistes. Ainsi, ces mariages entre potiers de Berneck et filles de Heimberg pourraient expliquer la grande proximité typologique et décorative entre les céramiques de Heimberg/Steffisbourg et celles de Berneck qui existe depuis le premier tiers du 19ème siècle. Malheureusement, l’argument n’est pas valable. Une vérification de l’origine des épouses des potiers de Berneck du 19ème siècle, recensés sur la base des registres paroissiaux, n’a pas permis de prouver ces mariages. C’est seulement pour le potier de Berneck Leondus Federer, d’origine catholique, qu’on peut prouver, sur la base des registres de la paroisse de Steffisbourg, qu’il s’est installé à Heimberg vers 1819. Mais il est ensuite retourné à Berneck. Lors du baptême d’un de ses fils, né en 1824 à Steffisbourg, le potier Franz Joseph Kurer de Berneck en était le parrain. Ainsi, si on ne doit pas aux femmes mariées, peintres sur céramiques, la transmission à Berneck du style des poteries de Heimberg, la seule raison qui nous reste pour expliquer ce transfert typologique et stylistique des connaissances est, en fait, l’itinérance des compagnons. Entre le premier compagnon documenté, Joseph Anton Kurer en 1832, et le dernier compagnon documenté Joseph Anton Ritz en 1879, 18 autres compagnons de Berneck et des environs ont été inscrits sur les listes des services d’immigration. Plusieurs compagnons de Berneck ont travaillé dans la région de Heimberg pendant un ou deux ans.

Une trouvaille fortuite apporte un nouvel éclairage sur les céramiques « à la manière de Heimberg ». Un plat « à rösti » typique avec son engobe de fond noir et son bord en forme de collerette conservé au Musée national suisse (SNM LM-72744) porte, gravé,  le dicton suivant : « Diese Blatte ist von Erd gemacht und wenn sie bricht der Hafner lacht. Ch. Dürringer, Hafner (« Cette assiette est faite de terre et quand elle se brise, le potier rit. Ch. Dürringer, potier » ; Jeu de mot intraduisible entre « Blatte » : feuille » et « Platte » : assiette).

Mais il est surtout intéressant de relever l’inscription en dessous de l’oiseau : « Steckborn, canton de Thurgovie ». Sur la base des anciennes recherches fondamentales de Karl Frei, il existe une étude plus complète de Margrit Früh, comportant également une partie généalogique, dont le thème est cependant les poêles en faïence et les potiers fabricants de carreaux de poêles de Steckborn. Dans quelle mesure et dans quelle esthétique ces potiers de Steckborn produisaient également des céramiques de table, cela dépasse presque totalement nos connaissances en la matière. Seul le peintre sur céramiques Georg Hausmann (13.08.1826 ? -13.08.1882), qui a éventuellement travaillé comme compagnon dans l’atelier de Christoph Düringer (1794-1851) à Steckborn, figure dans les musées et dans la littérature, peut-être en raison de ses assiettes murales culturellement et historiquement intéressantes affichant des sujets politiques de l’époque de l’expédition des corps francs de 1845. Il est prouvé qu’il a également séjourné à Heimberg, au moins en 1846.

Pour le milieu du 19ème siècle, Karl Frei nous a transmis des informations sur le potier August Düringer (1841-1928). Il en découle qu’on fabriquait à Steckborn des pots à lait, des pots à café, des sucriers, des soupières, des bols et des assiettes, des vases à fleurs, des cruches à cidre et à vin. Les céramiques étaient recouvertes d’un engobe de fond rouge, blanc ou noir et peintes au barolet (motifs tachetés, de spirales et de fleurs). Finalement, comme dans la région de Heimberg, ils étaient saupoudrés « à sec » avec de la glaçure au plomb. La référence à l’engobe de fond noir est particulièrement significative, car elle semble donc indiquer d’importantes similitudes typologiques et stylistiques, respectivement contacts, entre la région du lac de Constance et la région de Berne, comme le montre indéniablement le plat « à rösti » du potier Christoph Düringer mentionné ci-dessus.

Ces similitudes deviennent encore plus évidentes lorsqu’on se penche sur les activités et le commerce des céramiques de table produites par divers potiers originaires de Steckborn mais ayant travaillé à Heimberg, respectivement à Steffisbourg. Il s’agit entre autres de Hans Jakob II Düringer (1775-1841), marié depuis 1806 à Anna Mühlemann (1775-1848) de Lotzwil dans le canton de Berne. Il travailla à Heimberg et fut enterré à Steffisbourg le 6 avril 1841 ; sa femme mourut sept ans plus tard. Son frère Hans Conrad Düringer (1791-1849, enseignant et peintre sur carreaux de poêles, a fait commerce en 1813 à Steckborn de céramiques de table bernoises (produites par son frère ?). David et Johann Heinrich Baldin (respectivement 1817-1855 et 1829-1876), tous deux potiers, ont travaillé dans des poteries à Oppligen (à 5 km au nord de Heimberg) et à Heimberg entre 1850 et 1855. Le potier August Düringer (1841-1928), déjà mentionné ci-dessus, a fait de la poterie en 1861, alors qu’il était employé en tant que compagnon dans les poteries Jenny et Knecht de Heimberg et chez le potier Conrad Schiegg de Steckborn. Comme le prouvent les inscriptions des compagnons, ce dernier a eu son atelier à Oppligen, au pont de la Rotache, de 1849 à 1854 et on peut prouver qu’il était encore à Heimberg de 1855 à 1866. On a également la preuve que quatre compagnons de la famille Füllemann de Steckborn, très répandue, ont travaillé dans la région de Heimberg entre 1812 et 1867 : Hans Caspar Füllemann (1787-1826, présent pendant quatre mois de l’année 1812 à Oppligen), Caspar Füllemann (dates de naissance et de décès inconnues, présent, avec des interruptions, de 1860 à 1865 à Oppligen et Kiesen, à 2 km à l’ouest d’Oppligen), Cezar Füllemann (dates de naissance et de décès  inconnues, présent à Heimberg en 1864 et 1865) et Johann Melchior Füllemann (dates de naissance et de décès inconnues, présent, avec des interruptions, de 1864 à 1867 à Kiesen, Heimberg et Münsingen, à une douzaine de km au nord de Heimberg).

Selon son carnet de route, le potier Heinrich II Füllemann a, lors de ses pérégrinations, traversé, entre autres, les régions de Berne ainsi que celles de Lausanne, Bâle, Liestal, Hambourg, Lübeck, Schwerin et Lindau. En 1862 et 1863, le potier Daniel Gräflein (1810-1882) travaille à Heimberg pendant 17 mois. De 1844 à 1849, Johann Martin Guhl (probablement 1825-1892) était compagnon potier à Hasle, près de Berthoud, canton de Berne, à 35 km au nord de Heimberg, mais également à Diessbach, à 9 km au nord de Heimberg et à Kiesen. Deux autres compagnons portant le même nom (Johannes et Johann Daniel) ont travaillé à Heimberg de 1873 à 1876 et de 1879 à 1881 respectivement. En outre, des compagnons portant les noms de famille Kauf, Konf, Schär, Schneider, Wilhelm et Wüger sont documentés. Ils ont travaillé à Kiesen et à Heimberg entre 1857 et 1867, mais n’apparaissent pas dans listes des potiers de Steckborn, selon nos recherches à ce jour.

If faut donc bien avoir en tête que, grâce à des contacts intensifs avec des compagnons itinérants, les décors de « style Heimberg » et leurs développements ultérieurs se sont répandus rapidement et dans une grande partie de la Suisse allemande et peut-être même de la Suisse francophone à la fin du 19ème siècle (voir MAHN AA 1247, MAHN AA 1249). Aujourd’hui, on ne peut donc plus parler de « céramiques de Heimberg », mais seulement de « Céramiques  à la manière de Heimberg », surtout dans le cas des pièces de musée qui ont été pour la plupart achetées dans le commerce ou inventoriées comme dons. Il est évident que divers centres de fabrication en Suisse alémanique (Heimberg/Steffisbourg, Berneck, Steckborn, canton de Schaffhouse, Winterthour) et peut-être aussi en Suisse occidentale dans les régions de Cornol, canton du Jura, district de Porrentruy, de Moudon, canton de Vaud, district de la Broye-Vully et de Poliez-Pittet, canton de Vaud, district du Gros-de-Vaud ou dans le land allemand du Bade-Wurtemberg (Staufen, Kandern) et même en France, dans les années 1870, ont contribué à la production de ces typiques céramiques de la fin du 18ème et du 19ème siècle décorées au barolet. En l’absence d’analyses scientifiques ou de trouvailles de ce type de céramiques lors de fouilles archéologiques, une affectation à un site de production spécifique sur des considérations purement typologiques et stylistiques ne semble pas possible en l’état actuel de la recherche.

Allemand : Keramik « Heimberger Stil » ou Keramik « Heimberger Art »

Anglais : ceramics “in the Heimberg style“ or “in the Heimberg manner”

Bibliographie : 

Babey 2016
Ursule Babey, Archéologie et histoire de la terre cuite en Ajoie, Jura Suisse (1750-1900). Les exemples de la manufacture de faïence de Cornol et du centre potier de Bonfol (Cahier d’archéologie jurassienne 37), Porrentruy 2016, besonders 174, 201-203.

Frascoli 2004
Lotti Frascoli, Keramikentwicklung im Gebiet der Stadt Winterthur vom 14. -20. Jahrhundert: Ein erster Überblick, in: Berichte der Kantonsarchäologie Zürich 18, 2004, 127-218.

Heege/Kistler 2017
Andreas Heege/Andreas Kistler, Poteries décorées de Suisse alémanique, 17e-19e siècles – Collections du Musée Ariana, Genève – Keramik der Deutschschweiz, 17.-19. Jahrhundert – Die Sammlung des Musée Ariana, Genf, Mailand 2017, 369-375.