Tonnelet à vinaigre (vinaigrier)

Fig. 1 : Tonnelets à vinaigre à quatre pieds, tailles, formes et décors typiques. Collection Pierre Eichenberger, Cerlier (Heege 2016, fig. 305)

Tonnelets à vinaigre dans CERAMICA CH

Andreas Heege, 2023

Remarque préliminaire

Le mot français « vinaigrier » désigne deux choses :

  • un récipient, usuellement un tonnelet, utilisé pour la fermentation du vinaigre, sa conservation et son soutirage, qui présente une ouverture supérieure pour verser le liquide, fermée par un bouchon ou un couvercle, et un orifice à la partie inférieure, avec un bouchon ou un robinet, pour soutirer le vinaigre. C’est l’objet de cet article dont le titre est « Tonnelets à vinaigre ».
  • Un flacon pour mettre le vinaigre, assurant la fonction d’accessoire de table réunissant usuellement les burettes d’huile et de vinaigre et parfois les salières et le moutardier, dont la céramique du 18ème siècle, notamment les faïences, comptent de nombreux exemplaires.

Dans les filtres pour la recherche dans la banque de données de CERAMICA CH le mot « vinaigrier », en allemand « Essigkännchen », conduira aux flacons à vinaigre, et les mots « tonnelets à vinaigre »,  en allemand « Essigfässchen » aux récipients de conservation qui sont décrits dans cet article.

Usuellement, pour la fabrication des vinaigriers (fig. 1), il faut commencer par façonner la pâte céramique en grès sur le tour pour produire de grands récipients ovoïdes, puis les renverser sur le côté pour pratiquer une ouverture pour le remplissage et finalement compléter les récipients ainsi obtenus par la pose de petits pieds pour assurer leurs supports. L’extrémité du tonneau façonné au tour est donc pointue, alors que son fond originel est plat et porte parfois encore, en plus de la peinture, les traces du fil à couper qui a été utilisé pour le détacher du tour du potier. C’est également sur ce côté que se trouvera le trou du robinet, renforcé ou non, par un anneau de support. Sur la face supérieure, une ouverture pour le remplissage (tour de bonde) est découpée dans un deuxième temps. Ce trou sera ensuite renforcé par un anneau. A l’opposé du trou de bonde, la face que nous appellerons ventrale, a souvent été légèrement aplatie postérieurement. Cette sur cette face que quatre pieds (trois pieds pour les exemplaires plus récents) seront apposés.

L’origine de la fabrication des vinaigriers se trouve très probablement à Betschdorf en Alsace ou dans des poteries ayant une filiation avec cette localité. La question de la datation, de l’origine et de la diffusion de ce type de récipient n’a été que rarement abordée dans la littérature (Klever 1979, 67 ; Klein 1989, pl. 223 ; Heege 2009, 53 ; Heege 2013 ; grand aperçu Heege 2016, 300-309, vol. 3, 84-98). En raison de sa forme et de la présence des quatre petits pieds, on trouve parfois, au lieu du terme de vinaigrier (en allemand : Essigfässchen, littéralement petit tonneau à vinaigre), l’utilisation dans le dialecte du terme « Essigsau – truie à vinaigre » ou « Essigsäuli – cochonnet à vinaigre » , qui s’est transmise jusque dans la région d’Argovie/Winterthour/Schaffhouse, à quelques 200 km au sud (indication amicale de Peter Bretscher, HMTG – Historisches Museum Thurgau – Musée historique, Thurgovie, collections d’arts populaires). Ces termes ne sont cependant pas répertoriés dans le « Schweizerisches Idiotikon – dictionnaire des dialectes suisses alémaniques ». Outre le terme générique de vinaigrier, la langue française utilise les désignations suivantes, en référence à la fonction du récipient : « tonnelet à vinaigre » ou « baril à vinaigre » (cf. fig. 10 ; Klein 1989, pl. 223).

Fig. 2 : Le vinaigrier sur le poêle en faïence. Tableau du peintre bernois Albert Anker, 1885 (Heege 2016, fig. 306).

Ce sont les tableaux du peintre bernois Albert Anker qui représentent le mieux la place et la fonction des vinaigriers en grès à quatre pieds. Entre 1860 et 1888, il les représente régulièrement, trônant sur un poêle en faïence (fig. 2 ; Heege 2016, 300 n. 3447). Au même endroit, on trouve cependant à plusieurs reprises une représentation de grandes bouteilles en verre, entourées d’un ruban de paille tressée, qui avaient probablement la même fonction. En accord avec diverses mentions dans la littérature, il s’agit sans aucun doute de vinaigriers destinés à la fabrication domestique de vinaigre à partir de fruits ou de vin (p. ex. Krünitz 1777, mot-clé Essig – vinaigre; Geier 1828, 274-279 ; Archiv der Pharmacie – Archives de la Pharmacie 17, 1867, 163 ; Illustrierte Monatshefte für Obst und Weinbau – Bulletins mensuels illustrés pour les fruits et la viticulture 4, 1868, 330 ; Mayer 1895, vol. 2, 182).

Le grès recouvert d’une glaçure au sel se prête particulièrement bien à cette utilisation, car l’acide acétique n’attaque pas le tesson fritté et les fûts sont ainsi plus faciles à nettoyer. On peut cependant trouver, bien que rarement, des vinaigriers en terre cuite dont l’intérieur n’est pas recouvert d’une glaçure et dont l’étanchéité devait être obtenue par un autre moyen. Pour les vinaigriers debout que l’on trouve en Bavière, on utilisait de la poix fondue, qui servait également à étanchéifier les fûts de bière (Grasmann 2010, 310).

La chaleur étant nécessaire à la formation du vinaigre, surtout en hiver, cela explique sa place sur le poêle en faïence. Dans les foyers ruraux et urbains, le vinaigre a été utilisé pour la conservation des denrées alimentaires jusqu’à une époque avancée du 20ème siècle (Friedli 1914, 420-422). En outre, il jouait, et joue encore aujourd’hui, un rôle important en tant que remède dans la pratique d’une médecine domestique. En principe, toutes les formes de fûts peuvent bien sûr être également utilisées pour stocker de l’eau-de-vie ou d’autres alcools.

D’un point de vue typologique, on peut distinguer différentes formes de tonneaux ou de fûts servant de corps aux vinaigriers en grès gris (les tonneaux en grès plus anciens, nettement plus petits, tels que, par exemple, les tonneaux à eau-de-vie avec un bouchon à vis en étain que l’on trouve parfois sans robinet d’évacuation, produits en Saxe ou en Allemagne centrale ou encore à Creussen, en Bavière,  ne seront pas pris en compte ici. Compilation bibliographique Heege 2016, 302 n. 2451 ; voir aussi Roehmer 2017) :

  • Petits fûts posés sur trois ou quatre pieds (fig. 1, après 1800 ?).
  • Petits fûts avec un anneau de support (Dippold/Zühlcke/Scheja 2008, vol. 2, 482 cat. 182 ; Bastelaer 1884/1885, pl. 18,1 et 16),
  • Petits fûts sans pieds, avec seulement une ouverture de remplissage en forme de goulot de bouteille sur la face la plus large, respectivement sur la partie supérieure du fût (typique de la Haute-Autriche, 19ème siècle? ; Kaltenberger 2009, vol. 1, 138 fig. 26 et 29),

Fig. 3 : Vinaigriers sans pieds ou supportés par des entretoises ou barettes. Musée Speyer – Musée historique du Palatinat rhénan, collection Pierre Eichenberger, Cerlier, Hetjensmuseum (Musée de la céramique allemande) à Düsseldorf (Heege 2016, fig. 307).

  • Petits fûts sans pieds (fig. 3,1-2), posés horizontalement, avec une évacuation sur l’un des côtés étroits et un trou de remplissage sur le côté large ou sur la face supérieure (à partir de la seconde moitié du 17ème siècle jusqu’au 20ème siècle ; Heege 2016, 302, n. 2454, vol. 3, 96-97),
  • Petits fûts avec des supports en forme de barrette (entretoises) dans l’axe longitudinal du corps du récipient (fig. 3,3, un exemplaire daté de 1751 et un de 1804 connus ; Heege 2016, 302, n. 2455, vol. 3, 96-97),
  • Petits fûts avec supports en forme de barrette (entretoises) perpendiculaires à l’axe longitudinal du corps du récipient (fig. 3,4 ; 19éme/20ème siècle ; Heege 2016, 302, n. 2456, vol. 3, 98),

Fig. 4 : Vinaigrier debout. HMTV, Musée historique de Thurgovie à Frauenfeld, collection d’art populaire (Heege 2016, fig. 308).

  • Petits fûts sans pieds posés sur un fond plat d’un des côtés étroits du fût (fig. 4 ; fin 19ème/20ème siècle ; exemples : Dippold/Zühlcke/Scheja 2008, vol. 2, 481 cat. 181, 187 et 188. Il n’est pas certain que ce type de tonneau soit toujours destiné à la fabrication ou à la conservation du vinaigre, car on trouve aussi différents exemplaires qui portent également l’inscription « rhum de Jamaïque », « baies des bois » ou encore « alcool »).

Les raisons pour lesquelles les vinaigriers ont été équipés de pieds sont inconnues. Il est possible que l’on ait voulu éviter l’achat supplémentaire d’un support en bois, indispensable pour les tonneaux en grès sans pieds.

Fig. 5 : Tessons en grès, agrémentés d’un décor bleu, caractéristiques d’un vinaigrier. Fouilles archéologiques près de Bendern, au Lichtenstein (Heege 2016, fig. 304).

Les trouvailles archéologiques de vinaigriers en grès avec pieds sont très rares. Outre les fragments de deux à trois petits fûts comportant quatre pieds provenant des douves du château de Hallwil près de Lenzbourg dans le canton d’Argovie (Heege 2016, fig. 309) et d’autres fragments provenant du lieu de production de Bad Rotenfels dans le Land allemand du Bade-Wurtemberg (voir à ce sujet Blanc 2015), les fragments de la colline du Kirchhügel près de Bendern au Lichtenstein sont les seules preuves archéologiques connues (fig. 5). Pourtant, les petits fûts à pieds ne sont pas rares dans les collections privées et muséales de France (surtout en Alsace, 23 exemplaires au total), de Suisse (plus de 67 exemplaires), du Liechtenstein (trois exemplaires), d’Autriche (surtout dans le Vorarlberg, cinq exemplaires) et d’Allemagne (28 exemplaires) (sur l’état actuel des trouvailles archéologiques, voir Heege 2016, vol. 3, 84-98, compléments pour le canton des Grisons : Heege 2023, 112-113, voir aussi CERAMICA CH).

Fig. 6 : Petit vinaigrier servant de jouets pour les enfants. Musée historique de Bâle (Heege 2016, fig. 310).

Les dimensions des petits fûts à quatre pieds sont très variables, pour autant que l’auteur ait pu les mesurer ou obtenir des données à ce sujet. La longueur varie entre 24 et 69 cm, la hauteur jusqu’au bord de l’ouverture de remplissage entre 18 et 48 cm, le diamètre maximal entre 13 et 28 cm. Par ailleurs, un très petit tonnelet (L. 13 cm, H. 11,5 cm, Dm. max. 9,6 cm) et un vinaigrier-jouet (L. 9 cm, H. 7,3 cm, D. max. 6,7 cm) sont attestés (fig. 6 ; HMB Inv. 1930-82).

Fig. 7 : Betschdorf, Alsace : le plus grand vinaigrier connu ; volume : 50 litres (Heege 2016, vol. 3, fig. 422).

Certains petits fûts portent sur leur face supérieure ou inférieure des marques numériques, gravées ou peintes, qui doivent être considérées comme des chiffres de contenance (en allemand Wurfzahl – littéralement nombre de « portées », dans le sens de combien de tonnelet cette masse peut « accoucher »), c’est-à-dire des mesures de taille. Jusqu’en 1918, il s’agissait de l’identification d’une unité de quantité de masse céramique transformée, appelée parfois « compte », selon laquelle les prix de vente étaient fixés dans le Westerwald et également à Betschdorf. Cette hypothèse est étayée par un petit tonneau provenant d’une propriété privée de Betschdorf. Il porte l’indication « 2 Wurf » gravée en « écriture Sütterlin (écriture cursive (manuscrite) allemande, héritée de l’écriture gothique, développée en 1911 par Ludwig Sütterlin) » (Heege 2016, vol. 3, 87 fig. 421). Ce n’est qu’après 1918 que l’on est largement passé dans le Westerwald aux indications en litres, qui pouvaient également être estampillées (Kerkhoff-Hader 1980, 186 et 187 ; Dippold/Zühlcke/Scheja 2008, 37). En aucun cas, il n’est possible d’attester d’une indication de volume en litres estampillée pour les petits fûts à quatre pieds, ce qui pourrait nous donner un point de repère chronologique. En revanche, le plus grand fût quadripode connu de Betschdorf porte une indication de volume gravée en Sütterlin : « 50 litres ». Ce vinaigrier provient d’une poterie dont le dernier propriétaire est décédé pendant la Première Guerre mondiale (fig. 6 ; Heege 2016, vol. 3, 87 fig. 422). Un petit tonneau à trois pieds conservé au Musée de la céramique du Westerwald (KMW) porte l’indication estampillée « 8 L » (KMW inv. 1311).

Des couvercles avec bordure, comportement un ergot d’emboîtement, avec un fretel en grès ont également été conservés pour certains fûts. On peut supposer qu’à l’origine, tous les tonneaux possédaient un tel couvercle, qui permettait l’entrée d’air nécessaire tout en tenant à distance les mouches et moucherons. La grande majorité des fûts sont peints en bleu de cobalt avec des motifs floraux ou géométriques, les zones de décor étant perpendiculaires à l’axe de rotation du tour sur lequel il a été façonné. Les motifs du décor se développent parfois avec des éléments en relief, comme de petites crêtes, des rainures ou encore diverses cannelures additionnelles. Les deux extrémités des fûts sont généralement également peintes. L’ouverture de remplissage et le trou pour le robinet peuvent recevoir un motif de décor particulier mettant ces orifices en évidence.

Fig. 8 : Vinaigrier daté de 1849, fabriqué à Betschdorf. Soultz-sous-Forêts dans le Bas-Rhin français ; collection Edmond Trautmann (Heege 2016, fig. 311).

On ne trouve que très rarement des combinaisons extrêmement somptueuses comportant des décors gravés ou des décors au berçage (fig. 8 ; Strauss/Aichele 1992, 108 cat. 160 ; Klein 1989, pl. 223 ; Maison de ventes aux enchères Lempertz à Cologne, vente 928, 2008, lot 434).

Das ursprüngliche Verbreitungsgebiet und die Produktions- und Nutzungszeit der Fässchen

La zone de diffusion originelle ainsi que la période de production et d’utilisation des petits fûts à quatre pieds (vers 1800-1900 ?) ne peuvent être décrites que de manière incomplète pour le moment. Contrairement aux nombreuses occurrences en Suisse, parmi lesquelles on compte un vinaigrier-jouet provenant d’une collection privée bâloise (cf. fig. 6), peu de vinaigriers à pieds ont fait l’objet d’une publication ou sont disponibles à ce jour dans les musées allemands. De même, ils sont étonnamment absents des catalogues d’échantillons des producteurs de grès du Westerwald qui ont commencé vers 1870 (Dippold/Zühlcke/Scheja 2008, vol. 1, 137-141, vol. 2, cat. 184 et 185). Les preuves d’une production de vinaigriers dans la région de Hunsrück/Eifel, ce massif montagneux de la Rhénanie-Palatinat et de la Sarre allemande, semblent également faire défaut (Kerkhoff-Hader 1980, cat. 358 et 359 ; Seewaldt 1990). En revanche, dans le Westerwald, il semble que l’on produise depuis la fin du 17ème siècle des petits fûts sans pieds, gris, bleus ou peints en violet de manganèse, avec des décors d’appliques, à la fourchette, au berçage ou gravé, comportant des supports en forme de barrette (entretoises), perpendiculaires à l’axe longitudinal du corps du récipient ou des petits fûts. Ces formes se retrouvent dans les catalogues de vente du Westerwald. Elles ont apparemment été fabriquées en grand nombre dans des tailles allant de 3 à 30 litres jusque pendant la Seconde Guerre mondiale (Dippold/Zühlcke/Scheja 2008, cat. 181, 187,188, 671, 693, 697, 703, 711, 718, 722, 729, 743, 757, 768).

En revanche, plusieurs publications alsaciennes mentionnent des petits fûts à pieds, ce qui pourrait plaider en faveur d’une production en Alsace, notamment à Oberbetschdorf ou par exemple aussi à Saverne, bien que les trouvailles archéologiques ou les pièces clairement signées fassent défaut (Klein 1989, planche 223 ; Faviere/Klein 1978, 62 cat. 201 ; Ernewein/Dietrich-Schneider 2006, 60-63 ; Mahon 1988, 15 fig. 4 ; Favelac sans date, 7. autres fûts au Musée de la Poterie à Betschdorf et au Musée Alsacien à Strasbourg). Sans discussion approfondie, on attribue également à la production alsacienne des fûts sans pieds (type « fûts du Westerwald »). Leur présence ne doit cependant pas étonner au vu des relations entre les familles d’Oberbetschdorf et celles du Westerwald (Schmitter 1965 ; Schmitter 1982a). Marcel Schmitter, lui-même potier de grès à Oberbetschdorf, écrivait en 1965 : « Fässel (barillet pour le vinaigre) : Cette dernière forme tend à disparaître de l’usage courant, mais reste très appréciée par les amateurs ». (Schmitter 1965, 330).

Fig. 9 : Vinaigrier du 20ème siècle à trois pieds, acheté au marché aux puces de Bâle. Bâle, collection privée (Heege 2016, fig. 312).

Aujourd’hui, l’atelier de poterie Matthieu Remmy à Betschdorf fabrique à nouveau des répliques de vinaigriers en grès recouverts d’une glaçure au sel d’après des modèles historiques. Les petits fûts de la dernière production exposés aujourd’hui dans l’atelier n’ont toutefois que trois pieds, contrairement à presque toutes les pièces de musée que nous avons examinées, qui en ont pour la plupart quatre. Interrogé au printemps 2012, Matthieu Remmy a indiqué que les petits fûts à trois pieds seulement avaient une meilleure assise que ceux à quatre pieds et qu’ils étaient aussi plus faciles à fabriquer. Il s’agit donc probablement d’un phénomène récent du 20ème siècle (fig. 9).

Fig. 10 : Le potier Fortuné Schmitter (1888-1956) de Betschdorf et sa femme Marie en train de vider le four et de nettoyer les vinaigriers terminés, vers les années 1920 (Heege 2016, fig. 313).

Cette hypothèse, ainsi que l’attribution à Betschdorf du lieu de production originel, est, en outre, étayée par une photographie montrant le potier Fortuné Schmitter (1888-1956) et son épouse Marie en train de vider le four et de nettoyer la marchandise finie (fig. 10). Il s’agit, selon le petit-fils du potier, l’actuel propriétaire de l’atelier, Maurice Schmitter, de l’exécution d’une commande tout à fait inhabituelle de 500 vinaigriers qui, comme on le voit aisément sur la photo, présentent trois pieds et une très large ouverture de remplissage. La date exacte de la photo n’est plus connue, mais il est probable qu’elle se situe dans les années 1920.

Fig. 11 : Liste de produits de la poterie Fortuné Schmitter (1888-1956), non datée, mais probablement postérieure à 1918. Comme la page de titre de la liste de produits porte la mention « Téléphone : Poste Betschdorf », la liste a probablement été imprimée après 1904 (nouvelle construction du bureau de poste de Betschdorf avec un raccordement téléphonique) et avant l’introduction de numéros de téléphone individuels. (Heege 2016, ill. 314).

Une liste de marchandises non datée de Fortuné Schmitter, encore conservée à l’atelier, renforce notre conviction : sous le n° 3, elle mentionne « baril à vinaigre » avec différentes tailles (compte) (fig. 11), ce qui doit être traduit par « contenance ». Le verso de la liste explique : « un compte vaut à peu près 5 litres », c’est-à-dire qu’une « portée – voir explications plus avant » correspond à environ cinq litres. Par conséquent, des fûts de contenances suivantes pouvaient être commandés : 1,6 l, 2,5 l, 3,3 l, 5 l, 7,5 l et 10 l.

Fig. 12 : Page de couverture de la poterie Victor Schmitter de Betschdorf, daté « 190. ». En haut à gauche, vinaigrier (Heege 2016, fig. 315).

Les images de cette liste imprimée se retrouvent cependant déjà à l’identique dans la liste non datée des marchandises de Victor Schmitter (1872-1938) et sur une page de couverture datée de « 190. » du même potier fabricant de grès (fig. 12). Comme, dans toutes les représentations, c’est la même image qui est utilisée, celle qui ne montre le fût en grès que de face, il n’est pas possible de déterminer s’il est à trois ou quatre pieds.

Parmi les petits fûts attribués à l’Alsace, l’un d’entre eux porte tout de même une inscription avec la date de 1849 (cf. fig. 8 ; il provient de la maison de la famille Sturm à Betschdorf, grands-parents de l’actuel propriétaire Edmond Trautmann). Un autre, provenant d’une maison de ventes aux enchères du sud de l’Allemagne, porte la date de 1832 (Strauss/Aichele 1992, 108 cat. 160), de sorte que l’on peut attribuer avec une certaine vraisemblance la production de ces petits fûts au cours de la première moitié du 19ème siècle.

Fig. 13 : Petits fûts en terre cuite, datés de 1830 et 1834. Musée-château de Schattenbourg à Feldkirch, dans le Vorarlberg autrichien et Musée des Cultures à Bâle (Heege 2016, fig. 316).

Cette hypothèse est étayée par deux petits fûts en terre cuite avec pieds, qui semblent être une copie fidèle des modèles en grès (fig. 13). L’un de ces petits fûts est daté de 1834 et a été fabriqué dans un lieu de production potier présentant une concordance typologique avec la Suisse (losange en pointillés, décor au barolet et décor gravé ; c’est-à-dire par exemple Kandern, dans le Land allemand du Bade-Wurtemberg ou Berneck, dans le canton de Saint-Gall), (MKB Inv. VI 9426). Le second se trouve au Musée-Château de Schattenbourg à Feldkirch, dans le Vorarlberg autrichien, et porte la date peinte de 1830 (Inv. KE III-3). En raison de sa facture, il s’agit peut-être d’une production locale de la région de Feldkirch. La muséification étonnamment précoce de certains de ces petits fûts en grès, vers ou peu après 1900, dont on constate régulièrement la présence dans les musées et les collections, pourrait indiquer que ces vinaigriers étaient déjà de moins en moins à la mode à la fin du 19ème siècle, du moins en Suisse, même si la production en Alsace s’est apparemment poursuivie jusqu’au milieu du 20ème siècle.

Fig. 14 : Vinaigrier portant le nom du potier qui l’a réalisé, « Braun », provenant d’une ancienne poterie au lieu-dit Krughütte (littéralement « la fabrique de cruches ») près de Gersweiler, un quartier de la ville allemande de Sarrebruck. Propriété privée (Heege 2016, fig. 317).

Un petit tonneau, provenant d’une ancienne poterie située au lieu-dit Krughütte (littéralement « la fabrique de cruches ») près de Gersweiler, un quartier de la ville allemande de Sarrebruck, où il se trouvait encore récemment, mais actuellement en propriété privée (fig. 14), pourrait être un indice que d’autres lieux de production de grès participaient à la fabrication de ces tonneaux (Trepesch 2001, 103, cat. 13). Le petit tonneau porte le nom du potier, « Braun », peint sur sa face (sur les potiers de la famille Braun à Krughütte, voir Büch 1965 ; Rixenecker 1973). Il faut cependant signaler dans ce contexte les liens familiaux étroits entre les potiers de grès de Krughütte, Saverne et Betschdorf ainsi que de Rohrbach en Haute-Bavière et de Bad Rotenfels dans la Forêt noire (Schmitter 1982b ; Spiegel 1969, 264 et 265 ; Moser 1991 ; Moser 1996 ; Blanc 2015). Cela explique peut-être la présence de cinq vinaigriers au Musée Speyer – Musée historique du Palatinat rhénan.

Fig. 15 : Vinaigrier avec marque estampée provenant de la production d’Oppenau dans le Bade-Wurtemberg. Musée national du Liechtenstein, Vaduz (Heege 2016, fig. 3).

La seule indication sûre d’une fabrication en dehors de Betschdorf est un petit tonneau portant une marque estampée (fig. 15) et provenant de la fabrique d’Oppenau dans le centre de la Forêt-Noire (LLM Inv. 2007/88). Il présente une longueur totale de 25 cm, une hauteur de 19,5 cm de la base au bord de l’ouverture de remplissage et un diamètre maximal de 18,2 cm. Le volume de remplissage est de 4,2 l. Le corps du fût est divisé en zones décoratives par des rainures circulaires. Certaines zone sont décorées avec une couleur bleue et d’autres laissées sans décoration ; d’autres encore sont ornées de différents décors végétaux. L’extrémité arrondie qui a été façonnée au tour présente un motif floral, alors, que l’autre extrémité, plate, sur laquelle on relève encore des traces de découpe, est décorée par des arcs de cercle et une fleur très stylisée en son centre. Sur la partie supérieure, au-dessus de l’extrémité arrondie, un chiffre « 2 » a été gravé avant d’y ajouter un décor peint (chiffre de la contenance – « portée » – voir plus haut). Sur l’épaulement du récipient, juste au-dessus de l’orifice de sortie, un sceau ou un tampon a été estampé de manière grossière avant la cuisson. Son diamètre est d’environ 2,8 cm. Il porte l’inscription « FABRIK OPPENAU » et porte les armoiries couronnées du Grand-Duché de Bade. On ne connaît qu’un seul autre objet marqué d’Oppenau. Il se trouve au Augustinermuseum – Musée des Augustins de Fribourg-en-Brisgau en Allemagne (inv. 8571 : Blanc 2013b, 41 fig. 24 ; Blanc 2013a, 421 fig. 10 et 11). La fabrique de grès d’Oppenau a été créée en 1824 et a fonctionné dans les années suivantes avec l’aide de personnel de Betschdorf, ce qui pourrait expliquer la production de ce type de récipient.

Ce n’est que très récemment que des fragments de vinaigriers ont pu être mis en évidence parmi les rebuts de cuisson de la « Reichsgräflich von Hochbergischen Stein-Geschirr-Fabrik – Manufacture de vaisselle en grès du comté impérial de Hochberg » , un lieu-dit à Bad Rotenfels dans le Land allemand du Bade-Wurtemberg, qui a été en activité de 1802 à 1816 et dont les relations étroites avec Betschdorf sont connues depuis longtemps, ce qui renforce l’argumentaire en faveur d’un début de production supposé vers 1800 (Blanc 2015).

En l’état actuel des recherches, la zone de distribution des vinaigriers à quatre pieds peut être définie comme suit : l’Alsace, le Rhin supérieur, certaines parties de l’ancien Palatinat, le sud-ouest de l’Allemagne, la Suisse alémanique, certaines parties de la Suisse romande ainsi que le Liechtenstein et les régions limitrophes du Vorarlberg. Jusqu’à présent, il ne semble pas y avoir de preuves de production dans toute la région nord-ouest de l’Allemagne, la région de Trèves, la Hesse, la Thuringe, la Saxe, la région bavaroise ou de Haute-Bavière, l’Allgäu et le Tyrol du Sud. On ne sait surtout pas jusqu’à quel point les ventes s’étendaient jusqu’au Wurtemberg et au Vorarlberg, et si elles atteignaient la région du Tyrol et dans quelle mesure elles englobaient également d’autres parties de la France, plus à l’ouest que l’Alsace.

Remerciements

Je remercie Maurice Schmitter de Betschdorf, pour ses aimables informations ainsi que pour la mise à disposition de la photo de la fig. 10 et de la liste des produits de la fig. 11. Je tiens également à remercier à Patrick Schlarb pour la référence de la fig. 14 et Eva Blanc pour les importantes discussions concernant le petit tonneau de la fig. 15.

Bibliographie:

Bastelaer 1884/1885
Désiré-Alexandre van Bastelaer, Les grès wallons. Grès-céramique-orné de l’ancienne Belgique ou des Pays bas, improprement nommés Grès-flamands, Mons, Bruxelles 1884/1885.

Blanc 2013a
Eva Blanc, Die Steinkrugfabrik in Oppenau (1824-1878/80), in: Die Ortenau. Zeitschrift des Historischen Vereins für Mittelbaden 93, 2013a, 403-428.

Blanc 2013b
Eva Blanc, Die Steinkrugfabrik in Oppenau (1824–1878/80). Geschichte und Erzeugnisse (online-publikation: http://nbn-resolving.de/urn:nbn:de:bsz:21-opus-68999), Tübingen 2013b.

Blanc 2015
Eva Blanc, Die keramischen Erzeugnisse der Reichsgräflich von Hochbergischen “Stein-Geschirr-Fabrik” in Rotenfels (1802-1816). Tübingen 2015.

Büch 1965
Carl Büch, Die Krug- und Kannenbäcker von Krughütte, in: Saarbrücker Hefte 22, 1965, 31-42.

Dippold/Zühlcke/Scheja 2008
Christine Dippold/Sabine Zühlcke/Dagmar Scheja, Westerwälder Gebrauchsgeschirr von der Mitte des 19. Jahrhunderts bis in die 1960er Jahre. Teil 1: Texte und Firmenverzeichnis. Teil 2: Katalog der Gefässe und Nachdrucke ausgewählter Warenverzeichnisse, Nürnberg 2008.

Ernewein/Dietrich-Schneider 2006
Jean-Louis Ernewein/Caroline Dietrich-Schneider, La poterie de grès au sel, Haguenau 2006.

Favelac o. J.
Pierre-Marie Favelac, Poteries rustiques Saint-Ouen l’Aumône o. J.

Faviere/Klein 1978
Jean Faviere/Georges Klein, Grès traditionnels d’ Alsace et d’ailleurs. Katalog zur Ausstellung, Strasbourg 1978.

Friedli 1914
Emanuel Friedli, Bärndütsch als Spiegel bernischen Volkstums, Vierter Band: Ins (Seeland 1. Theil), Bern 1914.

Geier 1828
Peter Philipp Geier, Lehrbuch der Landwirthschaft, Sulzbach 1828.

Grasmann 2010
Lambert Grasmann, Die Hafner auf dem Kröning und an der Bina, Straubing 2010.

Heege 2009
Andreas Heege, Steinzeug in der Schweiz (14.–20. Jh.). Ein Überblick über die Funde im Kanton Bern und den Stand der Forschung zu deutschem, französischem und englischem Steinzeug in der Schweiz, Bern 2009.

Heege 2013
Andreas Heege, Essigsäuli-Essigfässchen-baril à vinaigre-vinaigrier. Eine elsässische Keramik-Sonderform aus Steinzeug “Westerwälder Art”, in: Harald Siebenmorgen, Blick nach Westen. Keramik in Baden und im Elsass. . 45. Internationales Symposium Keramikforschung Badisches Landesmuseum Karlsruhe 24.8.-28.8.2012, Karlsruhe 2013, 99-105.

Heege 2016
Andreas Heege, Die Ausgrabungen auf dem Kirchhügel von Bendern, Gemeinde Gamprin, Fürstentum Liechtenstein. Bd. 2: Geschirrkeramik 12. bis 20. Jahrhundert, Vaduz 2016.

Heege 2023
Andreas Heege, Keramik der Neuzeit in Graubünden, in: Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte 80, 2023, 77-134.

Kaltenberger 2009
Alice Kaltenberger, Keramik des Mittelalters und der Neuzeit in Oberösterreich (Nearchos 17 = Studien zur Kulturgeschichte von Oberösterreich, Folge 23), Innsbruck 2009.

Kerkhoff-Hader 1980
Bärbel Kerkhoff-Hader, Lebens- und Arbeitsformen der Töpfer in der Südwesteifel. Ein Beitrag zur Steinzeugforschung im Rheinland (Rheinisches Archiv 110), Bonn 1980.

Klein 1989
Georges Klein, Poteries populaires d’Alsace, Strassburg 1989.

Klever 1979
Ulrich Klever, Alte Küchengeräte, München 1979.

Krünitz 1777
Johann Georg Krünitz, Oeconomische Encyclopädie, oder allgemeines System der Staats-Stadt-Haus- u. Landwirthschaft, in alphabetischer Ordnung, Bd. 11, Berlin 1777.

Mahon 1988
Catherine Mahon, Elsässische Tonwaren, Betschdorf, Souflenheim, Molsheim 1988.

Mayer 1895
Adolf Mayer, Lehrbuch der Agrikulturchemie in Vorlesungen, Heidelberg 1895.

Moser 1991
Hans-Jürgen Moser, Bad Rotenfels. Bilder und Texte aus vergangenen Tagen, Ettlingen 1991.

Moser 1996
Hans-Jürgen Moser, Reichsgräflich-Hochbergische Tiegel- und Steingeschirrfabrik, in: Verein für Kultur- und Heimatgeschichte Bad Rotenfels e.V. und Stadt Gaggenau (Hrsg.), Schloss Rotenfels. Von der Schmelz zur Landesakademie, Bad Rotenfels 1996, 28-33.

Rixenecker 1973
Albrecht Rixenecker, Die Einwohner von Klarenthal-Krughütte, 1662-1830 (Mitteilungen der Arbeitsgemeinschaft für saarländische Familienkunde im Historischen Verein für die Saargegend e.V., Sonderband 6), Klarenthal 1973.

Roehmer 2017
Marion Roehmer, Vivat! – Ein Trinkfässchen im Bestand des Clemens-Sels-Museums Neuss, in: Christoph Rinne/Jochen Reinhard/Eva Roth Heege u.a., Vom Bodenfund zum Buch. Archäologie durch die Zeiten. Festschrift für Andreas Heege (Historische Archäologie, Sonderband ), Bonn 2017, 307-313.

Schmitter 1965
Marcel Schmitter, La poterie de grès d´Alsace, in: Artisans et ouvries d´Alsace (Publications de la Société d´Alsace et des régions de L´Est IX), Strasbourg 1965, 325-334.

Schmitter 1982a
Marcel Schmitter, Die elsässischen Steinzeugtöpfer, in: Rheinisches Jahrbuch für Volkskunde 24, 1982a, 37-64.

Schmitter 1982b
Marcel Schmitter, Origine des potiers de gres d’Alsace, in: Bulletin du cercle genealogique d’Alsace 60, 1982b, 565-574.

Seewaldt 1990
Peter Seewaldt, Rheinisches Steinzeug. Bestandskatalog des Rheinischen Landesmuseums Trier, Trier 1990.

Spiegel 1969
Hans Spiegel, Eine Betrachtung zur Geschichte des Steinzeugs und ein Beitrag zur Geschichte der Pfälzischen und Saarlandischen Produktionsstätten (mit Beispielen aus den Sammlungen des Historischen Museums der Pfalz), in: Mitteilungen des Historischen Vereins der Pfalz 67, 1969, 256-273.

Strauss/Aichele 1992
Konrad Strauss/Frieder Aichele, Steinzeug (Battenberg Antiquitäten-Kataloge), Augsburg 1992.

Trepesch 2001
Christof Trepesch, Steinzeug aus Krughütte, in: Peter Nest, Glas und Ton für Kunst und Lohn. Ein kulturgeschichtlicher Überblick von Saarbrücken bis Völklingen und Warndt, Saarbrücken 2001, 97-105.