Bugnei, canton des Grisons, Sep Anthoni Deragisch (père et fils)

Jau Baibel Bugien Cafe – Je bois volontiers du café !  Certainement l’œuvre la plus impressionnante de Sep Antoni Deragisch de Bugnei.

Céramiques de Bugnei dans CERAMICA CH

Andreas Heege 2019

La poterie de Bugnei, village de la commune de Tujetsch (ou Tavetsch) à 2 km de Sedrun et à 8 km de Disentis/Mustér, district de Surselva, au cœur du romanche, à 1400m d’altitude, située dans les Hauts-Plateaux (Oberland) grisons au pied col de l’Oberalp, dont la route ouverte en 1863 culmine à 2 044 mètres d’altitude, a été fondée par Sep (Josef) Antoni Deragisch (*13 mars 1815, + 6 août 1882), fils d’un fermier catholique (toutes les informations sont basées sur : Curti 1920 ; Gadola/Curti 1929 ; Frei 1947, 31 ; Creux 1970, 128-129, cat. 4 et 5 ; Schnyder 1979, 331. Des indications supplémentaires ont également été apportées à titre amical par Tarcisi Hendry, du Musée La Truaisch à Sedrun à 2 km de Bugnei. D’autres informations sont également disponibles dans la version informatique du dictionnaire historique de la Suisse sous le mot-clé Deragic, Sep Antoni. Et aussi, sans information supplémentaire par rapport aux référence précédentes : Jenny 1991, 136 ; première publication de ce texte dans Heege 2016). Il fait son apprentissage chez le potier Fidel Wölfle à Wangen dans l’Allgäu, territoire allemand s’étendant au sud-ouest de la Souabe ainsi que dans une petite partie du sud-est du Bade-Wurtemberg. En 1920, l’original de son Certificat d’aptitude professionnelle de 1834 était encore en possession de la famille (Curti 1920, 270, localisation inconnue). Après avoir terminé son apprentissage, il fonde sa propre entreprise de poterie dans son village natal.

Sep Antoni le Jeune (*21 septembre 1842, + 27 octobre 1930)

Son fils et successeur Sep Antoni le Jeune (*21 septembre 1842, + 27 octobre 1930), qui a terminé son apprentissage de potier à Flüelen dans le canton d’Uri auprès d’un maître potier respectant la tradition, a cessé la production en 1918. Il aurait pu être le conseiller, garant des informations qui se trouvent dans les publications du père Notker Curtis (qui a constitué la plus grande collection de céramiques de Bugnei) de l’Abbaye bénédictine de Disentis.

On peut se faire une idée des céramiques produites à Bugnei grâce à la collection du Musée rhétique de Coire, dont certaines ont été apportées par le père Notker Curtis et d’autres par Sep Antoni Deragisch le Jeune lui-même, ainsi que par la plus grande collection existante de ces céramiques qui, elle, se trouve à l’abbaye de Disentis. En outre, des céramiques similaires se trouvent dans les collections des musées La Truaisch à Sedrun et Nutli Hüschi à Klosters, région de Prättigau/Davos, canton des Grisons. En outre, le Musée rhétique de Coire conserve un livre de comptes rédigé en romanche couvrant la période de 1866 à 1882 (probablement par Sep Antoni Deragisch l’Ancien;  translittération Tarcisi Hendry, 2021) et un carnet de croquis datant de 1875 (probablement par Sep Antoni Deragisch le Jeune ; RMC Inv. H1981.1134, H1982.12), qui n’a pas encore été complétement analysé.

Il contient, entre autres, une section technique décrivant, comme on peut s’y attendre, un four vertical, typique pour la Suisse alémanique de la fin du 19ème siècle. On y trouve également de nombreux croquis de poêles en faïence. Sep Antoni Deragisch le Jeune semble particulièrement enthousiaste du style Biedermeier, qui était en vogue dans l’Empire autrichien entre 1815 et 1848, pour le décor de ses carreaux de poêles, qu’il agençait ensuite dans un style propre au début de l’historicisme. D’autres détails techniques ont été notés dans le carnet de croquis (par exemple, un tour de potier ou un moulin à glaçure actionné par une roue à eau). On y trouve aussi des esquisses pour des formes de récipients apparemment fabriqués dans son propre atelier.

 

Le père Notker a fait les commentaires suivants sur les produits de l’atelier de Deragisch, vraisemblablement sur la base de la collection du monastère qu’il avait lui-même constituée et des pièces qu’il avait envoyées au Musée rhétique de Coire :

« Malheureusement, les céramiques ménagères encore existantes ne nous apportent pas de grandes informations en ce qui concerne les décors et les formes. On peut les diviser en deux groupes : utilitaire et ornemental. Le premier groupe rassemble les différents pots, cruches et récipients, du simple pot de fleur sans glaçure à la grande cafetière. Les plus grandes pièces sont pour la plupart foncées, presque noires (RMC Inv. H1971.459, KMDis Inv. 1999-350, U15, RMC Inv. H1971.451, H1971.460. Toutes les pièces que le Musée rhétique de Coire conserve aujourd’hui ont été achetées par le père Notker. Autres chevrettes typiques : KMDis Inv. 1999-347, U20, U22, U24, U32, RMC Inv. H1971.1174, H1973.885, H1984.3 (achat à Rodels, une localité du canton des Grisons, située dans la région de Viamala). Cafetières et théières : KMDis Inv. 1999-351, U31, U34, RMC Inv. H1971.451, H1971.460), les autres blanc-sales ou jaune-brun, les pots de fleurs volontiers verts (KMDis Inv. U16, 1999-344, U21-U23). Bugnei a toujours été économe en ornements. La vaisselle noire est sans décoration, celle de couleur claire est décorée d’une fine couronne de feuilles, le reste est décoré du style impérial propre à Deragisch, ou présente de fines décorations en pointillés (KMDis Inv. U1, U4, RMC Inv. H1971.477, KMDis Inv. U6). Et il y a encore d’autres pièces, qui peuvent tout-à-fait être attribuées stylistiquement à Bugnei : KMDis Inv. 1999-346, U5, U18, U137 et U137a : tasses, achetées à Bugnei en 1947 ; RMC Inv. H1964.233 : achetées en 1910 à Trun, région de Surselva, canton des Grisons, à 20 km de Bugnei dans la direction de Disentis, H1970.203, H1971.478, H1971.1164 : rebuts de cuisson, achetés à Bugnei dans l’atelier de Deragisch).

Broccas – cafetières!

Ce qu’on appelle les « broccas » (sortes de chevrettes) sont les seules céramiques avec une certaine originalité, mais elles ont l’air très démodées. Ce sont des sortes de cruches paysannes, aujourd’hui surtout utilisées pour le café, avec un petit bec verseur circulaire et deux poignées, une petite à l’opposé du bec verseur et une plus grande pour le transport, torsadée. Cependant, comme cette poignée pourrait ne pas supporter le poids du récipient rempli, elle est renforcée par du fil de fer ou de la ficelle. Deux trous de part et d’autre de la poignée servent à fixer le renforcement. Les céramiques ornementales ne sont pas non plus très décoratives, ni dans leur forme ni dans leur couleur.

Il n’y a que les simples bénitiers (RMC Inv. H1970.216, H1970.217. Autres bénitiers : KMDis Inv. 1996-298, 1996-299, RMC Inv. H1971.474. Dans la collection de l’abbaye de Disentis, on trouve un modèle de bénitier avec la signature « JAD » au dos : KMDis Inv. 1999-345), et les crucifix (KMDis Inv. U109a), …, mais également les bougeoirs (ev. KMDis Inv. U7, RMC Inv. H1971.453) sont assez maladroits et parfois peu attrayants en termes de couleurs. Les simples encrier écritoires de couleur foncée avec leur décoration de trous ronds sont d’une meilleure facture (KMDis Inv. U10 ; on peut également attribuer à Bugnei : U26, acheté à Tujetsch en 1926 et U139, acheté à Bugnei en 1947). De même, les cadres de photos faits de cordons torsadés en bleu-violet et blanc ne sont pas mal du tout (KMDis Inv. U122, également KMDis Inv. U2). Le meilleur de la production se trouve peut-être dans les bassins des fontaines murales (en romanche : « butschidas »), qui, avec leurs suspensions et leurs festons, nous rappellent encore vivement l’apprentissage du vieux Deragish (RMC Inv. H1973.455, tout-à-fait comparable : KMDis Inv. U29). Malheureusement, la couleur n’est souvent pas très attrayante, un compromis entre le blanc et le vert. En bref, ce qui a été produit à Tujetsch était destiné à une clientèle qui voulait des marchandises simples et bon marché et qui n’avait pas de grandes exigences en matière de forme et de couleur, car sa vaisselle n’était pas destinée à être montrée… » (Curti 1920, 272-273).

Il y a également un certain nombre d’observations que le père Notker ne communique pas. Par exemple, les chevrettes ont parfois un numéro inscrit sur la face inférieure de la base, numéro qui se trouve également sur la face inférieure du couvercle correspondant. Ainsi, après avoir été retirés du four à poterie, il était plus facile d’assigner à chacun des couvercles les récipients pour lesquels ils avaient été conçus. Il faut également noter les décorations de la vaisselle à glaçure noire-brune présentant des décors gravés de lignes ondulées ou des décors à la molette.

Un presse-papiers de la collection du Musée rhétique de Coire porte, estampées, les initiales du fabricant « J a D », l’empreinte rectangulaire, réalisée à partir d’un moule, représentant le motif du Sacré-Cœur de Jésus flanqué de deux anges, ainsi que les marques en creux « BUGNEI » et « Tujetsch » (RMC Inv. H1970.221, KMDis Inv. U13). Ces deux marques en creux se trouvent également sur l’un des petits pots à anse et sur un encrier écritoire, confirmant ainsi leurs attributions à la poterie de Deragish. Le motif du Sacré-Cœur de Jésus se trouve également sur le devant d’un petit bougeoir vert, sur un bassin rectangulaire de 1912, sur le rebord d’un pot de fleurs (KMDis Inv. U21) et sur le côté d’un socle de crucifix. La face avant de ce socle est décorée du motif de l’Agnus-Dei légèrement estampé, que l’on retrouve à l’identique sur le fond d’un plat à collerette (KMDis Inv. U006). L’applique sur l’arrière du petit bougeoir représente un buste en rond-de-bosse dans un cercle de perles. La même applique se retrouve sur un pot de fleurs (KMDis Inv. U23), qui est en outre décoré de cordons torsadés, ainsi que sur la bordure d’un petit autel domestique en céramique (KMDis Inv. U150).

En outre, il semble que le père et le fils Deragisch ont aussi produit un certain nombre, que nous ne connaissons pas exactement, de poêles avec des carreaux glaçurés verts, jaunes ou brun-noir (carreau simple RMC Inv. HXIII.220, acquis par le père Notker, Disentis. D’autres carreaux sont conservés au Musée de Sedrun), qui pourraient en outre être décorés d’appliques constituées d’un motif en zigzag. Pour la réalisation de ce motif, qui apparaît également sur une boîte rectangulaire décorée de cordes (RMC H1971.454), le moule en plâtre qui a été utilisé dans l’atelier est maintenant conservé au Musée rhétique de Coire (RMC HXIII.227). Les carreaux des corniches des poêles étaient souvent de couleur marron foncé et décorés de fines guirlandes de fleurs. Ce qu’on peut au moins dire, c’est que Deragisch lui-même avait un tel four dans sa maison (Curti 1920, 272-273). Depuis 1980, il est au Musée rhétique de Coire (Jenny 1991, fig. p. 131 ; RMC H1980.224).

D’après le père Notker Curtis, Sep Antoni Deragisch fit commerce de ses céramiques dans tout l’Oberland grison entre Bugnei et Ilanz, à 40 km de chez lui. Ses céramiques sont parfois arrivées cassées à Ilanz, Disentis ou Trun. Nous ne savons pas si certaines de ses céramiques ont trouvé leur chemin jusqu’à des acheteurs à Coire ou même plus loin sur le Rhin et jusqu’au Liechtenstein. La production de Tujetsch, bien qu’elle vienne de ce petit village éloigné et reculé, reflète avant tout les éléments typologiques et les modes décoratifs de la Suisse alémanique et de l’Allemagne du Sud du 19ème siècle, mais, cependant avec une indépendance aisément reconnaissable.

Remerciements

Je remercie le père Theo Theiler de m’avoir donné accès aux pièces de l’Abbaye bénédictine de Disentis. Par ailleurs, le Musée national suisse à Zurich conserve deux objets (un réchaud en céramique pour les enfants et une cruche) qui auraient été fabriqués à Bugnei (Inv. LM-60575, LM-114745). En outre, des céramiques de Bugnei se trouvent apparemment dans une collection privée à Flims-Waldhaus, région d’Imboden, canton des Grisons (Creux 1970, 129 Cat. 4) que je n’ai pas pu visiter. J’aimerais encore remercier Konrad Schmid de Coire pour m’avoir permis d’examiner sa magnifique petite collection.

Traduction Pierre-Yves Tribolet

Bibliographie :

Creux 1970
René Creux, Volkskunst in der Schweiz, Paudex 1970.

Curti 1920
Notker Curti, Eine Töpferei im Tavetsch, in: Bündnerisches Monatsblatt, 1920, Heft 9, 269-273.

Frei 1947
Karl Frei, Keramik des Mittelalters und der Neuzeit, in: Kunstgewerbemuseum Zürich (Hrsg.), Ausstellung Schweizerische Keramik von der Urzeit bis heute, Zürich 1947, 27-46.

Gadola/Curti 1929
Guglielm Gadola/Notker Curti, La Fabrica da vischalla da tiara cotga a Bugnei, in: Il Glogn, calender dil pievel, annalas per historia, litteratura e cultura romontscha 3, 1929, 34-37.

Heege 2016
Andreas Heege, Die Ausgrabungen auf dem Kirchhügel von Bendern, Gemeinde Gamprin, Fürstentum Liechtenstein. Bd. 2: Geschirrkeramik 12. bis 20. Jahrhundert, Vaduz 2016.

Jenny 1991
Valentin Jenny, Handwerk und Industrie in Graubünden im 19. Jahrhundert. Bestrebungen zur Förderung von Handwerk und Einführung von Industrie als Massnahme zur Hebung des Volkswohlstandes, Chur 1991.

Schnyder 1979
Rudolf Schnyder, Bündner Keramik-, Glas und Lavezsteingewerbe, in: Hans Erb, Das Rätische Museum, ein Spiegel von Bündens Kultur und Geschichte, Chur 1979, 328-347.