Ursule Babey 2019
La recherche
Jusqu’au début du 3e millénaire, la faïencerie de Cornol n’était connue que grâce à Gustave Amweg, historien des arts pour la région jurassienne (Amweg 1941). Un éboulement accidentel s’étant produit en bordure de l’ancienne manufacture en 2003 (actuellement un restaurant), l’idée nous est venue d’explorer le contenu du terre-plein entre le bâtiment et la rivière qui regorgeait de fragments de céramique en tout genre. La fouille archéologique opérée en trois phases (2003, 2004, 2007) a permis de mettre au jour un corpus d’environ 100’000 tessons provenant du dépotoir de cet atelier, constituant la base de nouvelles connaissances sur la production de la faïencerie de Cornol-Lion d’Or. Outre la céramique technique usagée (cazettes, pernettes, boudins de calage, etc…), le dépotoir a révélé un nombre considérable de biscuit de faïence, permettant de restituer les formes et les décors moulés, ainsi que des fragments de faïence stannifère blanche peinte ou non, de la faïence culinaire (dite « à cul noir » et mouchetée), ainsi que de la terre de pipe et des catelles de poêles.
En revanche, la fouille n’a pas révélé de structures liées au fonctionnement de l’établissement.
Bénitier de chevet à motif rocaille et décor rayonnant. Biscuit moulé. Hauteur : 16,3 cm. Vers 1760-1770. Fouilles de Cornol-Lion d’Or. (Photo : OCC-SAP, B. Migy). Réf. CAJ 37, Pl.40.389.
Fragment de bord de plat à aile polylobée. Biscuit moulé. Motif en relief de guirlande de fleurs. Diamètre : env. 32 cm. Fin du 18e siècle-début 19e siècle. Fouilles de Cornol-Lion d’Or. (Photo : OCC-SAP, B. Migy). Réf. CAJ 37, Pl. 39.375.
Anse ( ?) en forme de Silène en haut-relief. Biscuit moulé. Hauteur : 3 cm. Fin du 18e siècle. Fouilles de Cornol-Lion d’Or. (Photo : OCC-SAP, B. Migy). Réf. CAJ 37, Pl.26.225.
L’étude du dépotoir a été complétée par le dépouillement d’archives dans plusieurs fonds publics. Les sources historiques ont permis de décrire les différents acteurs liés à la faïencerie (fondateur, propriétaires, directeur de fabrication, faïenciers, peintres, manœuvres, marchands), d’observer leurs stratégies économiques, de préciser leur univers social, de définir leurs déplacements, leur réseau, la transmission de l’entreprise, la description d’outils de production, certains aspects techniques et commerciaux, ainsi que la production elle-même. Les archives d’entreprise font presque totalement défaut.
Plat à barbe en faïence stannifère blanche attribuable à Cornol grâce à un rapprochement avec un exemplaire en biscuit comportant les mêmes caractéristiques : morphologie du bord dont le décor en relief se trouve étrangement sur le relief, emplacement du poucier, forme de l’échancrure. Museum der Kulturen, Bâle, inv. VI.4411. (Photo : OCC-SAP, B. Migy). Réf. CAJ 37, p. 182, Fig. 128.
Contexte général
L’histoire de la céramique à Cornol commence en tout cas à la fin du 17e siècle déjà. Des potiers fabriquent vraisemblablement de la vaisselle de table en utilisant les ressources locales, les marnes bleues de l’Oxfordien, formées il y a environ 160 millions d’années dans le fond d’une mer peu profonde et formant de grands bancs très épais d’une argile homogène, très fine et compacte. Très présente en Ajoie, elle est facilement accessible dans le dernier pli du Jura sur le territoire de Cornol ; c’est certainement cette tradition de la poterie déjà implantée dans la localité qui a participé au choix de Cornol pour y implanter la faïencerie, une manufacture unique dans l’ancien vêché de Bâle.
En 1760, date de la création de l’entreprise, la sidérurgie domine le secteur économique. Nécessaire à l’équilibre financier de l’État qui en contrôle toute la chaîne opératoire et l’écoulement, cette industrie gourmande en bois de charbonnage est soutenue par le prince-évêque depuis Jacques Christophe Blarer de Wartensee qui en compris tous les atouts et l’utilisa dès 1575 pour assainir l’économie chancelante de l’vêché de Bâle. Elle éclipse le développement d’autres industries utilisant le bois, notamment les autres arts du feu à l’exemple de la céramique.
Histoire de la faïencerie
Georges Humbert Triponez (1727-1767), jeune avocat à la cour du prince-évêque, n’a que 33 ans et aucun bagage relatif à la production de céramique lorsqu’il demande par requête du 25 juin 1760 l’autorisation de fonder une manufacture de faïence à Cornol. On ignore tout de ses motivations : ni ses origines franc-montagnardes, ni sa formation juridique, ni son entourage familial ne l’ont poussé dans cette aventure entrepreneuriale qui prend une dimension avant-gardiste dans le contexte économique d’Ancien Régime. Très rares sont encore en effet les entrepreneurs au sens moderne du terme dans la région à cette époque.
Seule explication plausible, l’engouement général pour la faïence au milieu du 18e siècle dans tout l’Est de la France et dans la région comtoise en particulier et le fait qu’il a étudié le droit à Besançon. Il rencontre par hasard en ville de Porrentruy deux faïenciers en quête d’un site pour implanter un atelier. Et il décide non seulement de rechercher un lieu propice, mais encore de tout construire à neuf à partir de rien. L’autorisation lui est facilement accordée, lui donnant le monopole de fabrication, le droit de prélever les matières premières et d’acheter du bois, ainsi que le droit d’engager des spécialistes d’origine étrangère et l’exemption de péage de sortie. Triponez s’en sort bien, car sa faïencerie sera implantée en Ajoie, loin des bouches à feu sidérurgiques, monopole et principal revenu des caisses de l’État. Mais ces débuts prometteurs sont de courte durée. En effet, considéré par la communauté de Cornol comme un étranger et pourvoyeur d’étrangers au village, il est sans cesse victime de tracas, voire d’agression physique, qui s’ajoutent aux problèmes financiers sans fin auxquels il doit faire face. En 1766, il est contraint de s’associer à Charles Exchaquet de Court, ce dernier ayant pour objectif d’ouvrir lui-même une faïencerie dans son village. L’association s’éteint brusquement avec le décès de Triponez, à peine âgé de 40 ans. L’entreprise couverte de dettes est reprise successivement par divers créanciers, soit seuls, soit au sein de consortiums. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, elle ne sera jamais rentable. À part le soutien du prince au départ, elle n’en obtient pas d’autre, ni de la corporation, ni de la population locale, cette dernière développant même à son égard une franche hostilité.
La Révolution française et l’intégration de la région à la France est une période rude pour la petite entreprise qui réoriente sa production dans la tuile, encore très peu développée au début du 19e siècle dans la région. La fabrication de faïence va d’ailleurs totalement disparaître avec le premier quart de ce siècle, alors que la tuilerie survit jusqu’en 1861. Cette année-là, le bâtiment est repris par un aubergiste qui y crée une poterie dotée de deux fours, atelier qui produit pendant une dizaine d’années.
Gamme de produits fabriqués
Vaisselle de table, de service, d’hygiène et catelles de poêles, les productions de Cornol ne se distinguent pas de celle des faïenceries contemporaines au niveau de la fonction. La manufacture exploite tous les créneaux à la mode du moment dans la mesure de ses ressources et de ses possibilités techniques.
Au niveau formel et décoratif, plusieurs styles se côtoient, ancrant définitivement dans la matière les péripéties historiques et les difficultés qui ont marqué l’existence de la manufacture. Il n’y a donc pas un style « Cornol », mais plusieurs.
Petite assiette circulaire à aile plate droite en faïence stannifère à décor bleu de grand feu en qualité non contournée. Diamètre : 19,6 cm. Début du 19e siècle. Fouilles de Cornol-Lion d’Or. (Photo : OCC-SAP, B. Migy). Réf. CAJ 37, Pl. 57.484.
Assiette plate à aile creuse polylobée cannelée en faïence stannifère. Décor de grand feu peint à main levée en qualité contournée : bouquet manganèse composé d’œillet et campanule sur le miroir et quatre rameaux différents sur l’aile. Cuisson réductrice, surcuisson, déformation. Diamètre : 26 cm. Vers 1760-1770. Fouilles de Cornol-Lion d’Or. (Photo : OCC-SAP, B. Migy). Réf. CAJ 37.
Quelques pièces entières provenant de musées suisses ont pu être rapprochées des ratés de fabrication de la fouille, notamment une soupière jusque-là attribuée à Lenzburg et une série d’assiettes plates à aile polylobées marquées d’un « C » au revers.
Il n’a pas été possible de lier de façon indéniable les pièces trouvées en fouille aux noms d’artisans découverts dans les archives, aucune pièce signée n’ayant été découverte. Seul un passeport pour des vendeurs de faïence marqué du cachet de la faïencerie en 1770 permettrait de rattacher les pièces marquées d’un « C » à Jean-Baptiste Snamenatzky, faïencier, directeur puis amodiataire de la faïencerie, originaire vraisemblablement d’un pays de l’est, dont la présence est attestée à Cornol depuis avril 1769 jusqu’à son décès en 1795. Marié à une ressortissante de Bassecourt, il a sept enfants connus, dont trois fils qui seront également faïenciers.
Assiette à l’œillet portant la marque « C » en bleu au revers. Faïence stannifère de grand feu. Le « C » pour Cornol occupe une grande partie du sceau de la manufacture. Les motifs à l’œillet et les campanules se rapprochent de décors retrouvés parmi les rebuts de fabrication de la fouille du Lion d’Or. Vers 1770. Museum der Kulturen, Bâle, inv. VI.3385. (Photo : OCC-SAP, B. Migy). Réf. CAJ 37, p. 194, Fig. 144.
Cachet circulaire en cire rouge aux armes de la faïencerie de Cornol. Au centre, la lettre C fleurie, inscrite dans des branchages stylisés, inscription : « FAYANCERIE DE CORNOL 1770 ». Diamètre : 2,8 cm. Archives de l’ancien Évêché de Bâle, Porrentruy, GHFAM 4, Passeport du 7 avril 1770. Réf. CAJ 37, p. 134, fig. 63et 64.
Bibliographie
Amweg Gustave, Les arts dans le Jura bernois et à Bienne. II. Arts appliqués. Chez l’auteur, Porrentruy 1941.
Babey Ursule, Johann Jacob Frey. Le faïencier qui aimait trop la porcelaine – deux essais d’implantation dans le Jura méridional. Revue des Amis suisses de la céramique 123, 2010, 29-49.
Babey Ursule, Archéologie et histoire de la terre cuite en Ajoie, Jura, Suisse (1750-1900). Les exemples de la manufacture de faïence de Cornol et du centre potier de Bonfol. Office de la culture et Société jurassienne d’Emulation. Cahier d’archéologie jurassienne CAJ 37. Porrentruy 2016. Pour se procurer un exemplaire : https://www.jura.ch/fr/Autorites/Archeologie-2017/Publications/Les-cahiers-d-archeologie-jurassienne-CAJ.html