Villeneuve VD, Dusserre-Duflon, Edith (1898-1992)

Roland Blaettler 2019

Edith Dusserre-Duflon dans CERAMICA CH

Le Musée historique Lausanne conserve une cinquantaine de céramiques provenant du fonds d’atelier d’Edith Dusserre-Duflon, une céramiste pratiquement inconnue à ce jour, malgré l’originalité de sa démarche sur la scène artistique suisse des années 1920 et 1930, et malgré le rôle de pionnière qu’elle joua dans l’exploration du grès de haute température dans ce pays, un exploit auquel sa qualité de femme confère encore davantage de relief.

Edith Duflon (1898-1992) était la fille de Louis Duflon (1860-1930), un ingénieur formé à l’École polytechnique de Zurich qui travailla dans l’industrie électrique à Paris (Maison Breguet), avant d’être envoyé à Saint-Pétersbourg en 1886 pour y gérer pendant quatre ans une succursale de son employeur parisien. Dès 1890, il dirigera dans cette même ville la société Prince Tenicheff et Cie, avant d’y participer en 1894 à la fondation d’une société en commandite, Duflon, Constantinovitch et Cie, dont il restera l’associé-gérant jusqu’en 1915. S’étant partiellement retiré des affaires dès 1908, Duflon se fixa alors à Villeneuve, son village natal, et s’installa dans la belle demeure qu’il s’était fait construire dans le quartier de La Muraz. Peu après son arrivée, il accéda au Conseil communal, avant d’être élu syndic en 1916, une charge qu’il occupera jusqu’en 1925 (Tribune de Lausanne du 13 novembre 1930, 2 – Revue polytechnique suisse du 25 avril 1931, 221).

Edith était donc née à Saint-Pétersbourg, mais nous ne connaissons que peu de choses de sa biographie, si ce n’est qu’elle suivit l’enseignement d’Eugène Gilliard, entre 1919 et 1923, à l’École des beaux-arts de Genève et/ou dans l’académie privée fondée en 1915 par Gilliard sous le nom de «La Renaissance».

Dans un bref curriculum vitae manuscrit (Archives du Musée historique de Lausanne [AMHL], F.Privé.33), elle situe la construction de son four céramique – fonctionnant au bois et au charbon – en 1923, alors que son activité céramique est documentée dès 1921, l’année où elle exposa chez Émile Gos à Lausanne des «poteries rustiques […] inspirées d’écoles populaires comme celle de Thoune» (Tribune de Lausanne du 4 octobre 1921, 5; et du 6 octobre, 4 – Feuille d’avis de Lausanne du 13 octobre, 8). À l’Exposition nationale d’art appliqué de Lausanne en 1922, Duflon présenta une bonbonnière en céramique: c’est le seul objet qui figure sous son nom au catalogue de cette importante manifestation (p. 43). Ces premières poteries ont donc probablement été réalisées chez un confrère.

En 1924, Edith Duflon fit un séjour prolongé à Paris pour se perfectionner dans le domaine de la céramique (Plüss et von Tavel 1961). Dans son curriculum vitae, Edith précise que cette formation complémentaire avait porté essentiellement sur le modelage et la décoration (AMHL, ibidem). À l’exposition d’art décoratif qui se tint au Musée Jenisch en décembre 1924, elle montra à nouveau plusieurs travaux dans le registre de la céramique (Feuille d’avis de Vevey du 22 décembre 1924, 7-8), travaux qui ont peut-être vu le jour dans son atelier personnel.

Edith Duflon aménagera en effet un atelier à Villeneuve, dans une dépendance de la maison paternelle de La Muraz. La production y prit probablement son véritable essor dès 1925, à son retour de Paris. Dans un petit carnet où la céramiste consignait ses observations sur le déroulement de différentes cuissons, la première page s’intitule «Première cuisson du 21 août 1925» (AMHL, ibidem).

Avant de se consacrer pleinement à la céramique, Duflon s’était également intéressée à la création textile. Parmi les papiers déposés au Musée historique se trouvent un certain nombre de dessins figurant des projets de décors destinés à l’industrie textile ainsi qu’un diplôme de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925 attestant que l’artiste y fut distinguée d’une médaille d’argent dans la classe 13 (art et industrie des textiles). La distinction couronnait probablement des batiks créés par l’artiste.

Pendant quelque temps, Edith Duflon partagera son atelier avec la céramiste genevoise d’origine arménienne Thagouhi Beer-Zorian (1901-1982), comme le prouve une annonce publicitaire pour la Poterie «La Muraz» parue dans le catalogue de l’Exposition de céramique suisse au Musée d’art et d’histoire de Genève en 1927 (Genève 1927, 12) et qui mentionne les noms des deux artistes, chacune avec son adresse, l’une à Villeneuve, l’autre à Genève. Le lot de céramiques versé au Musée historique de Lausanne dans le cadre de la succession Dusserre comporte d’ailleurs quelques faïences qui portent une marque de Beer-Zorian, avec la mention «Muraz» (MHL AA.VL 2002 C 5508-16; MHL AA.VL 2002 C 5508-15).

À l’exposition genevoise de céramique suisse de 1927, Duflon montra seize faïences («poteries stannifères»): vases, coupes, bols et bonbonnières (cat. No 261-276). Quelques semaines plus tard, du 29 octobre au 23 novembre, toujours à Genève mais au Musée Rath, se tint l’Exposition de la section de Genève de la Société suisse des femmes peintres, sculpteurs et décorateurs, à laquelle l’artiste participa également avec des céramiques (catalogue, p. 8).

Duflon fut membre associé de L’Œuvre, à ce titre elle présenta deux vases dans le cadre du Salon de 1928. À l’occasion de la Saffa, la grande Exposition nationale suisse du travail féminin qui se tint à Berne la même année, Duflon et Beer-Zorian montrèrent leurs travaux dans un stand particulier qu’elles firent spécialement dessiner par un architecte, à l’enseigne de «La Muraz – Poterie artistique» (Saffa 1928, No d’exposant 1303 – Plans du stand: AMHL, ibidem).

Le 3 mars 1929, un incendie endommagea gravement «l’établissement de poteries artistiques de Mlle Duflon [… qui …] se trouve dans une annexe de la villa de La Muraz, sur Villeneuve, comprenant un atelier de poterie: tours, salle de peinture, four à cuire, etc.» (Gazette de Lausanne du 4 mars 1929, 6). Les installations furent remises en état dans les mois qui suivirent. À l’automne de la même année, du 1er au 23 octobre, la section genevoise de la Société suisse des femmes peintres, sculpteurs et décorateurs présentait une nouvelle exposition au Rath. Edith Duflon figurait parmi les membres du jury pour les arts décoratifs et exposait une quinzaine de pièces: sept céramiques dites «Série Muraz» (probablement des faïences) et huit grès – c’est la première fois que cette variété de céramique est mentionnée (Genève 1929, cat. No 202-216). Quant à Thagouhi Beer-Zorian, elle montrait trois batiks et douze poteries, dont six présentent également la mention «Série Muraz» (ibidem, No 172-186). Le compte rendu paru dans le Journal de Genève du 5 octobre (pp. 5-6) relevait à cette occasion les «formes nouvelles et les beaux vernis dans les poteries de La Muraz de Mmes Duflon et Beer-Zorian».

On notera au passage qu’Edith Duflon présenta des grès au plus tard dès l’automne 1929. Le carnet cité plus haut mentionne plusieurs cuissons de grès, la seule qui soit datée est la sixième du genre: elle fut réalisée le 12 août 1934.

De 1930 à 1934, Edith séjourna régulièrement à Paris, en même temps d’ailleurs que Maurice Dusserre (1899-1996), son futur époux, peintre, graveur, décorateur et metteur en scène. La promesse de mariage entre Edith et Maurice sera dûment publiée dans la Tribune de Lausanne du 9 février 1930 (p. 2), mais le mariage fut célébré dans la capitale française (Plüss et von Tavel 1961). À son retour en Suisse, le couple s’installa définitivement à la «campagne Dusserre», dans le quartier du Bois-de-Vaux à Vidy, après que Charles, le père de Maurice, fut décédé en 1934. Edith continuera d’utiliser les installations de La Muraz, le domaine étant resté dans la famille après le décès de Louis Duflon en 1930. La notice qui lui est consacrée dans le Dictionnaire des artistes suisses contemporains (p. 94) mentionne d’ailleurs un «domicile secondaire» à Villeneuve.

Par contre, la collaboration avec Thagouhi Beer-Zorian ne semble pas voir survécu à l’absence prolongée et au mariage d’Edith. «Tatougue» – comme Duflon surnommait affectueusement sa camarade – n’apparaît plus dans les carnets de comptes pour le moins brouillons que nous avons trouvés dans les papiers de la succession Dusserre dès la fin de l’année 1929.

À l’Exposition nationale d’art appliqué de 1931 à Genève, Duflon ne montra que trois céramiques (cat. No 87-89), probablement des pièces réalisées avant son départ pour Paris. L’année suivante, elle enverra des grès à la XIIe Exposition de la Société suisse des Femmes peintres, sculpteurs et décorateurs qui se tint à Neuchâtel et à Genève, ainsi qu’en témoigne une prise de vue parue dans la presse de l’époque (Jeanneret 1932 – On y reconnaît d’ailleurs un vase conservé aujourd’hui au Musée historique de Lausanne, MHL AA.VL 2002 C 5508-44). Dans les années 1930 et 1940, elle figura régulièrement dans les expositions de ladite société. En 1937, elle montra ses travaux à la Galerie du Lion de Lausanne, aux côtés de la peintre Germaine Ernst: «des poteries aux couleurs franches» et de «beaux grès dont nous aimons la matière grenue» (Gazette de Lausanne du 25 mars 1937, 3). Beaucoup plus tard, en 1961, Edith Dusserre-Duflon participera encore à l’exposition «Eugène Gilliard et ses élèves» montrée au Musée Rath de Genève, où elle enverra deux poteries et sept grès (catalogue No 100-108).

Si l’on en croit les comptes rendus parus dans la presse lausannoise à propos de son exposition chez Gos en 1921, Edith Duflon s’essaya d’abord à la «poterie rustique» façon Thoune, probablement des travaux réalisés dans la technique de la terre cuite engobée, dont nous ne connaissons aucun spécimen. Quelques années plus tard, dans son atelier de La Muraz et après s’être perfectionnée à Paris, elle optera pour la faïence ornée en polychromie de grand feu (qualifiée de «poterie stannifère» dans le catalogue genevois de 1927). Pour la réalisation de ses décors géométriques aux couleurs souvent très lumineuses, Duflon se servait d’émaux industriels qu’elle faisait venir de France ou d’Angleterre (MHL AA.VL 2002 C 5508-22; MHL AA.VL 2002 C 5508-26; MHL AA.VL 2002 C 5508-16; MHL AA.VL 2002 C 5508-14; MHL AA.VL 2002 C 5508-17; MHL AA.VL 2002 C 5508-23). Quant aux formes, il est fort probable qu’elle en confiait le façonnage à un tourneur travaillant à La Muraz. Les documents comptables très lacunaires retrouvés dans les papiers de la succession Dusserre mentionnent par exemple, au chapitre des coûts de l’atelier, les frais inhérents au «tournage des quatre dernières cuissons». Plus loin, on constate que Duflon rétribuait régulièrement un certain A. Roth. S’agirait-il du tourneur ?

Dans le groupe de pièces qui fut versé au Musée historique Lausanne dans le cadre de la succession Dusserre en 2002, et dont nous avons retenu une sélection d’une vingtaine d’exemples pour le présent inventaire, se trouvent deux plats en faïence qui portent une double marque: celle, peinte, de Duflon avec la mention «Muraz» et celle, estampée dans la pâte, de la Poterie du Léman à Lausanne (MHL AA.VL 2002 C 5508-19; MHL AA.VL 2002 C 5508-18). Cet établissement fut fondé en 1934, ce qui fournit évidemment un terminus post quem pour la datation des deux plats. Où l’on constate également que Duflon, à l’occasion, émaillait et décorait des biscuits préparés dans un autre atelier.

Les papiers conservés par le musée comportent un certain nombre de dessins de formes cotés réalisés avec soin et visiblement destinés au tourneur, voire au mouleur. On remarque surtout une grande feuille dépliée, dans une sorte de papier kraft, dont l’une des faces est recouverte d’une douzaine de dessins de vases et de coupes sous le titre «Pour La Muraz, des séries». Sur l’autre face, l’adresse de Duflon à Villeneuve et la mention de l’expéditeur, qui n’est autre que Charles Beer, l’époux de Thagouhi Beer-Zorian, à Genève. Au-dessus de l’adresse, un timbre postal daté du 27 mai 1927. Ces formes correspondent très probablement aux faïences dites «Série La Muraz» exposées par Beer-Zorian et Duflon en 1927-1929 (voir plus haut). On y reconnaît notamment le dessin correspondant à une boîte réalisée à La Muraz par Beer-Zorian (MHL AA.VL 2002 C 5508-54). Les deux artistes ont certainement décoré un seul et même corpus de formes.

Pour ce qui est des formes à proprement parler, nous sommes tenté de croire qu’elles ne furent pas dessinées par les céramistes elles-mêmes. Sont-elles dues à Charles Beer ou à un autre concepteur résidant du côté de Genève ?

À partir de 1929 au plus tard, comme l’atteste le catalogue de l’exposition des Femmes peintres, sculpteurs et décorateurs à Genève, Edith Duflon pratiqua donc la technique exigeante du grès. Cette technique, qui avait été introduite en Suisse vers 1913 à l’École de céramique de Chavannes-près-Renens, sera expérimentée par Paul Bonifas dans son atelier de Versoix, entre 1915 et 1919. Ce dernier poursuivra ses recherches dans ce domaine dans son atelier de Ferney-Voltaire à partir de 1922. Mais dans ces années 1920, Edith Duflon, est probablement la seule céramiste indépendante à avoir relevé le défi du grès dans notre pays.

Ici aussi, les formes furent exécutées par un tourneur. Plusieurs dessins portant clairement la mention «grès» sont pourvus d’instructions ajoutées par Duflon, comme «tourner épais». La céramiste se chargeait par contre de la réalisation des décors, peints ou gravés dans la pâte, de l’engobage, de l’émaillage et de la cuisson. Des notes de lecture – ou de cours – attestent le fait qu’elle a étudié la technique de la cuisson de haute température et la composition des émaux de grès. Dans son compte rendu de l’incendie de La Muraz, Le Confédéré du 4 mars 1929 (pp. 2-3) précise que «le four avait été porté à 1200 degrés, son maximum de température». Le malheureux accident est donc survenu lors d’une cuisson de grès, la température indiquée étant en principe trop élevée pour la faïence et juste suffisante pour le grès.

Les marques appliquées par la céramiste – peintes sur les faïences, peintes ou gravées dans la pâte sur les grès – comportent le nom de l’artiste («E. Duflon») ou ses initiales («ED»). La plupart des faïences portent en outre la mention «Muraz».

Trois pièces portent par ailleurs une étiquette d’exposition au nom de l’artiste, avec l’adresse «Bois-de-Vaux Lausanne» (MHL AA.VL 2002 C 5508-9, MHL AA.VL 2002 C 5508-1, MHL AA.VL 2002 C 5508-23).

Sources

 Archives du Musée historique Lausanne, F.Privé.33 (Succession Dusserre)

La presse vaudoise et genevoise, consultées sur les sites du journal Le Temps et Scriptorium (Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne)

Bibliographie

Genève 1927
Exposition de céramique suisse. Cat. d’exposition, Musée d’art et d’histoire. Genève 1927.

Genève 1929
Exposition, section de Genève de la Société suisse des femmes peintres, sculpteurs, décorateurs. Cat. d’exposition, Musée Rath. Genève 1929.

Jeanneret 1932
Maurice Jeanneret, XIIe Exposition de la Société suisse des Femmes peintres, sculpteurs et décorateurs. Neuchâtel 1er octobre-4 novembre, Genève 5-27 novembre. Revue CFF 6/10, 35-36.

Plüss et von Tavel 1961
Eduard Plüss et Hans Christoph von Tavel, Künstler-Lexikon der Schweiz. XX. Jahrhundert. Bd. 1. Frauenfeld 1961.

Saffa 1928
Saffa. Schweiz. Ausstellung für Frauenarbeit – Exposition nationale suisse du travail féminin. Catalogue principal. Berne 1928.