Nyon VD, La Poterie commune et ses successeurs, Richard Frères

Roland Blaettler 2019

La ville de Nyon avait abrité de tout temps des potiers, puis des tuiliers et des poêliers. Les plus connus sont évidemment les membres de la famille Bezençon, Samuel I (mort en 1787) reçu habitant à Nyon en 1738, son fils Samuel II (mort en 1802) et son petit-fils Isaac, dont l’activité semble attestée jusqu’en 1832 (Pelichet 1985/2, 11 et 12; Kulling 2001, 238-240).

Pelichet attribua quelques récipients en terre cuite engobée à Isaac Bezençon: une cruche datée de 1796 (MHPN MH-FA-4061) ainsi que les plats et assiettes exécutés pour le batelier nyonnais Jacques Popelu dans les premières années du XIXe siècle (MHPN MH-FA-521; MHPN MH-FA-520; MHPN MH-FA-519; MHPN MH-FA-536).

Dans un article intitulé «Nyon et ses industries», le Conteur vaudois du 2 avril 1881 (p.1) relève succinctement que «les poteries ordinaires […] sont nombreuses», une affirmation qui reste un peu énigmatique. Pour notre part et en ce XIXe siècle finissant, nous avons connaissance, en plus de la Manufacture de poteries qui ne travaille évidemment pas la «poterie ordinaire», d’une seule poterie vouée aux productions de terres cuites: celle qui était alors installée à la rue de la Poterie 7, non loin de la Manufacture justement, et qui sera communément qualifiée de «Poterie commune» afin de bien la distinguer de la grande fabrique avec ses poteries fines (en l’occurrence de la faïence fine). Pelichet pensait que l’établissement avait été fondé vers 1896 par un certain Bœhler (Pelichet 1985/2, 43).

 

Veuve Philippe, 1883-1885

En réalité, cette «Poterie commune» est attestée au plus tard dès 1883, quand elle est mentionnée dans la Feuille officielle suisse du commerce [FOSC] avec la raison sociale «Veuve Philippe». Elle était alors dirigée par Marie Madeleine Pauline née Musset, originaire de Moens, dans le département de l’Ain, et veuve de Jean Christ Philippe. L’activité annoncée consiste dans la fabrication et la vente de «poterie commune», soit de terre cuite engobée et glaçurée (FOSC, vol. 1, 1883, 355). On peut imaginer que la poterie était dirigée auparavant par feu Jean Christ, mais l’inscription dans la FOSC n’indique pas un changement de raison sociale, elle se présente comme un premier enregistrement. Quoi qu’il en soit, deux ans plus tard, la veuve Philippe épousera un certain Jean Bœhler, peut-être un ancien collaborateur, originaire de Soufflenheim, le fameux centre de potiers alsacien. L’établissement passa alors sous le nom de l’époux (FOSC, vol. 3, 1885, 582).

Jean Bœhler, 1885-1902

En 1890, Bœhler obtint un prix pour ses poteries dans le cadre de l’Exposition horticole de Nyon (La Revue du 27 septembre 1890, 1); il rééditera son exploit en 1893 (La Revue du 22 septembre 1893, 2). À l’Exposition nationale de Genève en 1896, il figura au nombre des exposants (Genève 1896/1, 408, numéro d’exposant 4163), et de surcroît paya de sa personne en offrant au public des démonstrations de tournage (Courrier de la Côte du 19 juillet 1896). Les produits exposés sont qualifiés de «poterie vernissée, genre majolique».

Comme de nombreux collègues de la région lémanique pratiquant la technique de la terre cuite engobée, Bœhler proposait avant tout des poteries d’usage courant sans décoration. Sa signature figure d’ailleurs au bas du «Tableau des mesures de poterie cuite adoptées par la Fédération des ouvriers tourneurs de la région de Genève, Ferney, Renens, Annecy et zones environnantes et de Messieurs les patrons soussignés» (reproduit dans: Ferney-Voltaire 1984, 264-265). Voir également le chapitre «Les poteries engobées de la région lémanique».

Le terme «genre majolique» utilisé par le journaliste du Courrier de la Côte laisse penser que le potier nyonnais fabriquait également des poteries plus élaborées, probablement rehaussées de décors colorés. Il est probable que sa production n’ait jamais porté la moindre marque. Nous sommes tenté d’attribuer à Bœhler trois pichets ornementés de forme tronconique et munis d’un même type d’anse; les trois objets comportent dans leur décor la mention «Nyon», deux d’entre sont datés. Le premier exemple, conservé au Musée du Château de Nyon, présente un fond brun couvert d’un motif de marbrures blanches et vertes, avec la date «2 octobre 1888» et les initiales «E. M.» (MHPN MH-1996-73).

Nous l’avions attribué dans un premier temps à la poterie Knecht de Colovrex, jusqu’à ce que nous découvrions, au Musée de la vigne, du vin et de l’étiquette à Aigle, un second pichet très similaire du point de vue formel mais orné d’un décor en relief appliqué de branches de vigne, avec une date «1888» et les initiales «AR» (MVVE 1515). La conception de l’ornementation se rapproche fortement de celle des fameux «pichets d’accueil» des Knecht de Colovrex (GE), mais la facture est sensiblement différente. En l’occurrence, les feuilles sont moulées mais les grappes et les tiges sont façonnées à la main avant d’être appliquées, alors que chez les Knecht, non seulement les feuilles, mais également les grappes de raisin sont moulées. La collection Amoudruz, au Musée d’ethnographie de Genève, comporte un troisième pichet qui semble corroborer notre attribution à l’atelier nyonnais: il présente la même forme et le même motif de marbrures que l’exemplaire du musée de Nyon, avec une inscription «Nyon» mais sans date (ETHEU 103238).

Jean Bœhler fit faillite en 1902 (Feuille d’avis de Lausanne du 16 mai 1902, 16 – FOSC, vol. 20, 1902, 1042).

Poterie commune de Nyon S. A., 1905-1909

Les nouveaux propriétaires, Robert Matthey et Robert de Rham, présenteront des plans à la Municipalité en vue d’une reconstruction de la poterie (Archives communales de Nyon [ACN], Bleu A-69, séance du 19 novembre 1902). En décembre 1905, ils constitueront une société anonyme, «Poterie commune de Nyon S. A.», avec pour buts «l’acquisition et l’exploitation de l’établissement connu sous ce nom, la production et la vente de poterie commune et toute entreprise dans ce domaine ou en rapport.» Le conseil d’administration comptait trois membres: Robert de Rham, président, domicilié à Lausanne, Robert Matthey et Georges André, tous deux à Nyon (FOSC, vol. 23, 1905, p. 2027).

On ignore si les travaux annoncés en 1902 avaient été effectués, toujours est-il que de nouveaux plans seront déposés par la «Société anonyme de la poterie commune» en 1906 (ACN, Bleu A-70, séance du 5 février 1906). De 1907 à 1909, l’Indicateur vaudois mentionne la Manufacture de poterie commune à la rue de la Poterie 7, avec pour directeur un certain Billon. L’établissement gagnera un prix dans le cadre de l’Exposition d’horticulture de Nyon de 1908 (La Revue du 10 septembre, 2). La même année, la Municipalité prit acte du fait que la «Société anonyme de la Poterie commune» était désormais soumise à la loi fédérale sur les fabriques, attendu qu’elle employait 15 personnes (ACN, Bleu A-71, séance du 12 octobre 1908). Un peu moins d’une année plus tard, l’entreprise obtenait l’autorisation de liquider ses stocks (ACN, Bleu A-72, séance du 8 novembre 1909).

Henriette Morello, 1910-1912
Théophile Thomas-Morello, 1912-1916

 En 1910, l’Indicateur vaudois signalait un nouveau directeur: Jules Meylan. Dans sa séance du 7 octobre 1910, l’exécutif communal apprenait que la «Poterie commune» s’intitulerait dorénavant «Henriette Morello, poterie» (ACN, Bleu A-72). Marthe-Henriette Morello était originaire de Turin (FOSC, vol. 28, 1910, 662). Au Registre des commerçants, elle figure en qualité de gérante (ACN, Orange P-1). Il est probable qu’elle était locataire des installations, toujours en possession de la société anonyme. Un acte de mœurs sera délivré à «Mlle Henriette Morello, née à Ferney-Voltaire le 31 janvier 1878, d’origine italienne, fabricante de poterie, laquelle demeure à Nyon depuis le 1er janvier 1910 et y a fait antérieurement des séjours prolongés» (ACN, Bleu A-73, séance du 19 février 1912).

Peu de temps après, Henriette Morello épousera Théophile Thomas, originaire de Paris. La poterie passera sous le nom de l’époux en novembre 1912 (FOSC, vol. 30, 1912, 2060). L’union ne dura pas longtemps, le 8 novembre 1914 la Gazette de Lausanne (p. 3) annonçait la funeste nouvelle: «M. Thomas-Morello, le chef de la Poterie commune de Nyon […] est tombé au champ d’honneur au commencement du mois de septembre à la bataille de la Marne». Henriette continua à exploiter la poterie, apparemment sans modification de la raison sociale, jusqu’en 1916. La raison sociale sera effectivement radiée le 8 septembre 1916 (FOSC, vol. 34, 1916, 1394). En mai de cette même année, Henriette avait informé la Municipalité de son intention de transformer la maison de son défunt mari, probablement pour s’y retirer (ACN, Bleu A-75, séance du 8 mai 1916).

Si l’on en juge d’après les enregistrements du Contrôle des habitants de Nyon, Henriette Morello était accompagnée en 1910 de ses trois frères: Abel, qualifié de potier, était né en 1882 à Vanchy (Ain), il quittera Nyon en 1921 pour Bonneville (Haute-Savoie); Louis et Charles, qualifiés de manœuvres, tous deux nés à Renens (VD), respectivement en 1893 et 1894, partiront de Nyon en 1920, le premier pour Ferney-Voltaire, le second pour Marseille.

Les Morello sont un exemple typique de ces familles de potiers émigrés – originaires en l’occurrence d’Italie – que la quête d’un emploi jeta sur les routes, loin de leur terre natale. À un moment donné, Morello père se retrouva ainsi à Ferney-Voltaire (naissance d’Henriette); quelques années plus tard il était à Vanchy (naissance d’Abel), une localité qui possède elle aussi une tradition de poterie bien établie; plus tard enfin, les Morello se retrouvèrent à Renens, où naîtront les deux derniers fils. L’histoire évoque évidemment la dure destinée de ces éternels déracinés, elle illustre aussi les inévitables liens personnels qui se tissèrent entre les différents centres de poterie de la région lémanique au sens large.

La Poterie commune avait participé à l’Exposition horticole de Nyon en 1913 avec des «poteries artistiques et communes» (Feuille d’avis de Lausanne du 12 septembre 1913, 3). Les poteries «communes» relevaient très certainement de la production non décorée et relativement standardisée comme elle était pratiquée par la plupart des ateliers de la région lémanique (par exemple MHPN MH-1996-78; MHPN MH-FA-4427A; MHPN MH-1996-77; MHPN MH-2013-32), mais quid des poteries «artistiques» ?

Le Musée du Pays-d’Enhaut de Château-d’Œx conserve une assiette ornée d’un décor floral certes fort modeste et marquée au revers «Nyon 1913» (MPE 2995).

Le qualificatif «artistique» siérait davantage à ce plat du Musée du Château de Nyon rehaussé d’un décor gravé en champlevé et témoignant d’une modernité inédite à Nyon (MHPN MH-2011-30), également daté de 1913, avec une marque gravée «Gervais Abel – Noviodunum (le nom romain de la ville de Nyon, une marque que Régis Richard imposera quelques années plus tard)».

Selon Pelichet, les frères Morello auraient travaillé un temps pour les successeurs de leur sœur, les frères Richard (Pelichet 1985/2, 43). Abel Morello aurait-il porté un double prénom, Abel Gervais ? Le Contrôle des habitants n’en fait pas mention. En l’occurrence, «Gervais» semble bien être un nom de famille, extrêmement répandu en France, sans compter la branche établie de longue date à Cartigny (GE). Le musée de Nyon conserve deux autres pièces réalisées dans la même technique de décoration que le plat de 1913 et portant tous deux une marque gravée «AG» (probablement les initiales d’Abel Gervais), un plat comportant deux autres marques gravées – «Noviodunum» et «Lebrane L.» (MHPN MH-1999-105) et un vase également marqué «Nyon» (MHPN MH-2015-348).

Par sa forme et son décor, le vase préfigure nettement un modèle typique de la production des frères Richard, qui prendront le relais d’Henriette Morello en 1916 (MHPN MH-2015-432; MHPN MH-FA-4041).

Nous savons par la presse de l’époque (voir plus loin) que Régis Richard avait procédé à de premiers essais dès 1915. Les deux objets marqués «AG» relèvent peut-être de cette phase expérimentale, que Richard aurait conduite avec l’aide du potier Abel Gervais et dans l’atelier Morello. Quant au plat daté de 1913, il est probablement trop précoce pour être mis en rapport avec Richard, même s’il porte son nom, inscrit il est vrai à la mine de plomb. D’où cette autre hypothèse: Abel Gervais, un potier particulièrement doué, aurait instauré sous les Thomas-Morello le style novateur qui allait être développé ultérieurement par les Richard. Le même Gervais (ou son patron Théophile Thomas) serait également le véritable inventeur de la marque «Noviodunum».

Richard Frères et Cie, 1916-1917 – Richard Frères, 1917-1921

 La raison sociale «Richard Frères et Cie» fut enregistrée dans la Feuille officielle suisse du commerce en date du 29 mai 1916, où l’on apprend que Régis et Auguste Richard (Albert, le troisième frère, n’apparaît pas à ce stade) étaient associés à Camille Schultz de Genève (FOSC, vol. 34, 1916, 870). Dès le 5 septembre, la même source enregistre le départ de Régis, remplacé en qualité d’associé par son frère Albert (FOSC, vol. 34, 1916, 1383). Et ce n’est que le 19 septembre que la Municipalité prit connaissance d’un avis de la préfecture précisant que la raison sociale de l’ancienne poterie Thomas-Morello s’intitulerait désormais «Poterie de Nyon – Richard Frères et Cie» et que l’entreprise était soumise à la loi sur les fabriques (ACN, Bleu A-75). Le même jour, Régis Richard sollicitait l’octroi de la salle de dessin du deuxième étage du bâtiment du Lancaster pour y organiser une exposition de peinture, céramique et orfèvrerie entre le 1er et le 15 octobre, avec le concours du «professeur [Georges] Vallotton et de M. Monod, aquarelliste».

D’emblée Louis-Régis Richard (1893-1940) apparaît comme l’artiste de cette jeune fratrie (le plus jeune est à peine âgé de vingt ans). Son enregistrement au Contrôle des habitants le qualifie de «peintre-décorateur». Albert (né en 1895) sera inscrit en qualité d’industriel, tout comme Auguste (1896-1938). Les Richard étaient originaires de Nyon et de Coinsins.

Sous la nouvelle direction, la poterie resta fidèle à la technique traditionnelle de la terre cuite engobée, mais sous une forme qui se voulait plus raffinée et qui affichait des ambitions franchement artistiques avec ses décors gravés en champlevé relativement modernistes. Au début de l’entreprise, nous distinguons deux lignes de production: la première, d’une finition plus soignée et d’une esthétique plus maîtrisée, était probablement l’œuvre personnelle de Régis, conçue et décorée par ses soins, mais tournée et cuite dans l’atelier de la société; elle arbore généralement une marque au monogramme «RR» (MHPN MH-2015-347; MHPN MH-2015-412; MHPN MH-FA-251A; MHPN MH-FA-251B; MHPN MH-2000-113; MHPN MH-2015-184; MHPN MH-2015-352; MHPN MH-2015-351; MHPN MH-2015-185).

La première année, les Richard feront paraître deux types d’annonces publicitaires dans la presse, où l’on perçoit bien la distinction nette que Régis entendait ancrer dans les esprits entre une production de base et une production plus personnelle. La première formule spécifie «Poterie de Nyon – Richard Frères & Cie – Spécialité de poterie artistique – Poterie commune et fantaisie» (par exemple dans Lausanne artistique du 17 juin 1916), alors que la seconde mentionne les «Poteries artistiques Novio Dunum – Régis Richard, céramiste, Nyon – Spécialités de vases, cache-pots, bibelots, suspensions, plats décorés» (Lausanne artistique du 9 juillet 1916). Où il semblerait que Régis se soit approprié un temps la marque «Noviodunum». Curieusement, cette marque n’apparaît que rarement sur les pièces en conjonction avec le monogramme «RR» (MHPN MH-FA-251A; MHPN MH-FA-251B), alors qu’on la rencontre parfois au côté de l’estampille de «Richard Frères et Cie» (MHPN MH-1999-106; MHPN MH-2015-432; MHPN MH-2015-346). Dans le dernier cas, ces doubles marques signalent peut-être des modèles conçus par Régis pour la société.

Pour ce qui est de la production «collective» de la poterie, elle porte dans un premier temps une marque estampée en forme de poisson avec la raison sociale abrégée «R. F. & Cie» et la mention «Déposée» (MHPN MH-199-106; MHPN MH-2015-432; MHPN MH-2015-401; MHPN MH-FA-4248). On notera que cette marque apparaît encore en 1920, malgré la modification de la raison sociale intervenue en 1917 (voir plus bas et MHPN MH-1998-94). On rencontre également plusieurs variantes de marques composées simplement du patronyme «Richard», qu’elles soient gravées (MHPN MH-2015-519; MHPN MH-2015-399; MHPN MH-2015-395; MHPN MH-2015-180; MHPN MH-FA-4040), ou estampée (MHPN MH-2011-25).

Après avoir présidé au lancement de l’entreprise, il semble donc que Régis Richard ait assez vite pris ses distances pour se consacrer entièrement à ses créations personnelles. Dans le cadre de l’Exposition des arts du feu organisée par L’Œuvre entre mai et novembre 1916, avec des stations à Genève, La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Zurich et Lausanne, Régis Richard apparaît dans le catalogue à titre personnel, sans mention de l’entreprise. Il est qualifié de «céramiste, av. Viollier 3 à Nyon». Il présentait alors 29 pièces, parmi lesquelles de grandes et moyennes urnes (aux prix de 54 et 35 francs); un vase, poisson (7.-); un vase, cigogne et renard (7.50); des vases étoiles, vert et bleu (6.50); un vase, taureau (5.-); un vase, cigognes volant (4.50); un vase, écureuils (4.-); un vase, héron (4.-); des bonbonnières, décor grec ou Renaissance (2.-); des vases, lévriers (7.-); un vase, noir de fumée (7.-); Pétronelle (1.70) et des plats décoratifs (Les arts du feu 1916, p. 42). Dans sa chronique consacrée à l’exposition, Paul Perret, alors critique d’art et secrétaire de L’Œuvre, exprimera un point de vue très sévère à l’égard de ces créations: «Le curieux procédé de M. Régis Richard, qui décore ses poteries en grattant l’engobe pour retrouver la couleur de la terre, a quelque chose de sec et de pauvre et me paraît méconnaître les plus belles qualités de la matière. Ce déficit n’est pas toujours racheté par la solidité du dessin» (Gazette de Lausanne du 27 mai 1916, 3).

En 1916 toujours, les Richard participeront au Comptoir d’échantillons de Lausanne. Dans son compte rendu, le journaliste de Lausanne artistique (22 juillet 1916, 1) relève les «pièces grattées» de Régis: «Ce procédé est tout à fait nouveau en Suisse […] Ses premiers essais datent de 1915, et après des périodes très difficiles à surmonter, M. Richard est arrivé à fabriquer des pièces de bon goût et pas trop chères. Les formes sont exécutées par la maison Richard Frères et Cie […] Il se charge de faire n’importe quelles pièces artistiques sur commande. Ses ateliers de décoration sont situés à Nyon, rue de Rive No 26, où les visiteurs trouveront toujours un choix intéressant de tous ses articles.»

En novembre 1916, Richard Frères et Cie sollicitèrent les autorisations requises pour l’installation d’un moteur électrique et d’un malaxeur dans les locaux «leur appartenant à la Société anonyme de Poterie commune». On apprend en outre que l’entreprise disposait d’un magasin au 34 de la rue de la Gare (ACN, Bleu A-75, séance du 27 novembre 1916). La raison sociale de la poterie sera modifiée en mai de l’année suivante, à la suite du retrait de l’associé Camille Schultz: l’intitulé était désormais «Richard Frères» (FOSC, vol. 35, 1917, 962).

L’Indicateur vaudois pour l’année 1917 distingue encore deux raisons sociales, mais avec une seule et même adresse: «Poterie Noviodunum – Régis Richard» et «Richard Frères». La distinction ne sera pas maintenue dans les années suivantes et elle n’apparaîtra jamais dans la Feuille officielle suisse du commerce.

En réalité, Régis Richard était en train de se détourner de ses attaches nyonnaises pour se lancer dans une nouvelle entreprise. En octobre 1917, il s’associait à Oscar-Joseph Bairiot, un ressortissant belge établi à Nyon, pour créer une société en nom collectif basée à Genève (au 2 de la rue de la Tour-Maîtresse) et vouée à la fabrication et au commerce de poteries artistiques et communes (FOSC, vol. 35, 1917, 1749). Pour concrétiser leurs plans, Richard et Bairiot rachetèrent en janvier 1918 la poterie réputée des fils d’Alexandre Liotard à Ferney-Voltaire (Ferney-Voltaire 1984, 287 – Clément 2000, 71, où l’auteur qualifie Richard de «piètre céramiste»). En décembre déjà, Bairiot se retirait de l’affaire et sa part était rachetée par le Genevois René Nicole, le siège social de la maison «R. Nicole et R. Richard» étant transféré à Plainpalais, au domicile de Nicole (FOSC, vol. 36, 1918, 1986). En février 1920, Régis Richard vendit à son tour sa participation à Nicole, lequel devenait ainsi l’unique propriétaire d’une entreprise qui allait connaître un certain succès jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale (Clément 2000, 71-75; Rivollet 1998).

Régis tentera une dernière aventure en s’associant à un architecte de Ferney, Henri Miège, avec qui il ambitionnait de créer «La Grande Poterie artistique R. M. C. de Ferney-Voltaire», un projet apparemment grandiose dont on n’entendra plus jamais parler… (Ferney-Voltaire 1984, 287).

Pendant ce temps, à Nyon, Auguste et Albert Richard avaient déposé les plans d’une nouvelle fabrique située au Martinet, dans le quartier En Prélaz, sur la route de Saint-Cergue (ACN, Bleu A-76, séance du 23 septembre 1918). En janvier de l’année suivante, les travaux furent interrompus à la demande du Conseil d’État (ACN, Bleu A-77, séance du 6 janvier 1919); malgré cet incident de parcours le chantier fut mené à terme, puisqu’en août les propriétaires reçurent l’autorisation de transférer leur moteur électrique dans les nouveaux locaux (ACN, Bleu A-77, séance du 18 août 1919). Les Archives communales de Nyon conservent les plans de la nouvelle fabrique, où l’on reconnaît l’implantation de deux grands fours (ACN, Bleu K-315.52). Les locaux étaient prévus pour une vingtaine d’ouvriers. Le nouvel essor de l’établissement allait être de courte durée: le 5 septembre 1921, la Municipalité prenait acte de la faillite de Richard Frères (ACN, Bleu A-78); selon la Feuille officielle suisse du commerce, la société avait été radiée dès le mois d’août (FOSC, vol. 39, 1921, 1611).

Albert Richard s’expatria en France en 1922 et Auguste quitta les bords du Léman l’année suivante pour Compiègne, il reviendra à Nyon en 1929, où il allait demeurer jusqu’à sa mort. Quant à Régis, il quittera Nyon en 1924 à destination de Marseille, il mourra à Vence.

Dans ses notes de travail conservées au Musée du Château de Nyon, Pelichet relève que l’entreprise aurait été reprise en 1923 par Hermann Kaeppeli, selon une information qui lui aurait été transmise par la veuve d’Auguste Richard. Dans les procès-verbaux de la Municipalité, nous apprenons cependant qu’en avril 1923, Gustave Besson, le «nouveau propriétaire de la poterie Richard Frères En Prélaz», sollicitait un délai pour le paiement de ses droits de mutation, étant donné que «la mise en activité de l’usine n’a pu avoir lieu que ces jours derniers» (Bleu A-79, séance du 29 avril 1923). Dans la Feuille officielle suisse du commerce, Besson est enregistré comme chef de la manufacture de poterie sise sur la route de Trélex en date du 12 mai (vol. 41, 1923, 976). Le mois suivant, la préfecture signalait que l’établissement de Besson occupant onze ouvriers, il était soumis à la loi fédérale sur les fabriques (Bleu A-79, séance du 14 mai 1923). Le 22 octobre 1924, la Feuille d’avis de Lausanne (p. 8) annonçait la faillite de l’établissement. Ce dernier apparaît encore dans l’Indicateur vaudois de 1925. L’immeuble «de construction récente, ayant fabrique de poterie, logement et bureaux» fut mis en vente publique le 6 avril 1925 (FOSC, vol. 43, 1925, 502).

L’année suivante, le même annuaire signale, pour la première et la dernière fois, un certain E. Besson, potier, rue de la Poterie (probablement dans les locaux de l’ancienne Poterie commune).

La marque «Noviodunum» apparaît également – sans autre marque d’atelier cette fois-ci – sur une production inédite dont l’attribution reste quelque peu problématique. Il s’agit en l’occurrence d’une sorte de faïence fine à tesson très blanc, recouverte d’un fond coloré (une sorte d’engobe ?) et décorée selon la même technique de gravure en champlevé (MHPN MH-2015-393; MHPN MH-2012-60; MHPN MH-2015-394; MHPN MH-2015-396; MHPN MH-FA-4045; MHPN MH-2015-470; MHPN MH-FA-4632).

Certaines similitudes stylistiques avec la production en terre cuite engobée nous inciteraient à attribuer cette catégorie d’objets aux frères Richard, mais sans certitude absolue. La même technique se retrouve en effet sur des objets portant la marque «Kaeppeli et Rüegger», mais avec des décors et dans une facture de moindre qualité (voir MHPN MH-2015-405; MHPN MH-2015-494; MHPN MH-2000-85A et le chapitre «Nyon, Kaeppeli et Rüegger»).

Sources

Archives communales de Nyon [ACN], Série Bleu A, Registres de la Municipalité – Série Bleu K – Orange P1, Registre des commerçants

La presse et les annuaires vaudois, consultés sur le site Scriptorium de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne

Bibliographie

Blaettler 2017
Roland Blaettler, CERAMICA CH III/1: Vaud (Nationales Inventar der Keramik in den öffentlichen Sammlungen der Schweiz, 1500-1950), Sulgen 2017, 60–64.

Clément 2000
Alain Clément, La poterie de Ferney: deux siècles d’artisanat. Yens-sur-Morges/Saint-Gingolph 2000.

Ferney-Voltaire 1984
Ferney-Voltaire. Pages d’histoire. Ferney-Voltaire/Annecy 1984.

Genève 1896/1
Exposition nationale suisse Genève 1896. Catalogue de l’art ancien. Groupe 25. Genève 1896.

Kulling 2001
Catherine Kulling, Poêles en catelles du Pays de Vaud, confort et prestige. Les principaux centres de fabrication au XVIIIe siècle. Lausanne 2001.

Pelichet 1985/2
Edgar Pelichet, Les charmantes faïences de Nyon. Nyon 1985.

Rivollet 1998
Karin Rivollet, La poterie René Nicole à Ferney-Voltaire, 1919-1939. Genève 1998.