Région lémanique/région savoyarde, les poteries engobées (fin du XIXe-XXe siècle)

Le fonds céramique dans CERAMICA CH

Roland Blaettler 2019

Dans l’établissement du présent inventaire, nous avons voué la plus grande attention à la poterie d’usage courant originaire de Suisse occidentale, laquelle prend généralement la forme de la terre cuite engobée et glaçurée (MHL AA.46.D.21). Inutile de préciser que l’interprétation de ce genre de productions est souvent ardue, dans la mesure où la technologie et les formes mises en œuvre sont très basiques, éminemment répandues et d’une longévité considérable. L’absence fréquente de décor et l’absence quasi-systématique de marques ne facilite pas notre tâche. Par ailleurs, nous avons dû constater que cette poterie du quotidien est finalement peu représentée dans les collections muséales. Les objets de ce type ont plus rarement traversé le temps, parce que utilisés au quotidien, justement, et parce que leur aspect trop banal n’a que rarement suscité un réflexe conservatoire.

En régions rurales, nous nous attendions à ce que les musées locaux, souvent centrés sur la vie quotidienne, se soient davantage intéressés à ce type de vaisselle. Et c’est bien le cas, que ce soit dans les cantons de Vaud ou de Neuchâtel. Mais ces institutions sont généralement de fondation plus récente que les musées urbains et datent pour la plupart de la seconde moitié du XXe siècle. Et dans ces collections relativement jeunes, on se rend compte qu’une minorité d’objets – dans le domaine qui nous intéresse – proviennent réellement d’anciennes familles de l’endroit: un grand nombre de spécimens furent acquis auprès de brocanteurs ou donnés par des collectionneurs, ce qui est susceptible de brouiller encore plus les pistes quant à l’origine précise des poteries.

Étant donné le contexte précité, il n’est pas surprenant de constater que les poteries d’usage courant conservées datent de la fin du XIXe, mais surtout des premières décennies du XXe siècle.

Les spécimens plus anciens sont rares (par exemple MHL AA.46.D.18; MHL AA.46.D.6; MVVE 5244; MPE No 12; MHV 984; MHPN MH-FA-611; MHPN MH-FA-4061; MHPN MH-FA-525). Mais même dans ce segment moderne, la récolte reste relativement modeste. C’est le cas de la poterie courante, mais aussi de la poterie qualifiée d’«artistique» dans les sources de l’époque, et souvent issue des mêmes ateliers. Ce qui est surprenant, en regard du nombre d’ateliers recensés à ce jour et de la durée de vie de certains d’entre eux.

Après avoir traité les collections neuchâteloises et vaudoises, que nous avons également comparées aux fonds genevois (et notamment à la collection Amoudruz du Musée d’ethnographie), nous avons constaté une grande homogénéité dans le corpus de la poterie d’usage courant conservé sur ce vaste territoire qui s’étend des bords du Léman jusqu’au Jura neuchâtelois.

On relèvera par exemples ces récipients cylindriques pour la conservation des aliments, appelés «toupines» en région genevoise (MPE 2938; MVB 380B; MVB 380C; MVB 380D; MHPN MH-FA-4427A; MHPN MH-1996-79; MHPN MH-FA-4427B);

ces cruches familières, avec leur goulot tubulaire et leurs anses doubles, généralement revêtues d’une glaçure verte (MM 920; MM 929; MHPN MH-1996-77);

ces jattes à lait tronconiques (MM 1014; MHPN MH-1996-78), parmi lesquelles un exemplaire marqué, phénomène rarissime dans cette catégorie de poterie: une jatte issue de la Poterie moderne de Chavannes-près-Renens (MHL AA.46.D.22).

D’autres formes sont moins courantes dans les collections, tout en relevant du même type de production, comme ces tasses et soucoupes (MVM M 193; MVM M 195), ces plats à terrine (MHL AA.VL 90 C 690; MVB No 2), ou ces pots à saindoux (MVM M 204; MVM M 203).

Dans le même bassin de diffusion, nous avons retrouvé de nombreux exemples d’un autre type, qui relève du même genre de production tout en se distinguant par la présence quasi systématique d’un décor, constitué le plus souvent d’un motif floral esquissé ou d’un motif géométrique. Cette classe d’objets relativement cohérente revêt presque exclusivement la forme de pots (à lait ou à crème) cylindriques de dimensions variables et caractérisés par une ouverture en double bourrelet (MVB No 1; MVVE 3210; MPE No 8; MRVT No 68; MRVT BR 4a; MRVT No 67; MRVT BR 4; MPA 914; MPA Bv 4; MPA Bv 15; MPA Bv 12; MPA Bv 5).

Une illustration parue dans le cadre d’une enquête ethnologique (De Freire de Andrade et De Chastonay 1956, fig. 5) ainsi que les nombreux exemples comparables conservés au Musée d’ethnographie de Genève dans la collection Amoudruz, où ils sont presque systématiquement donnés à «Colovrex», nous ont incité dans un premier temps à les attribuer à la poterie Knecht de Colovrex (voire de Ferney-Voltaire). La collection Amoudruz comporte un certain nombre de pots de même forme, avec des inscriptions commémoratives et des dates comprises entre 1914 et 1967. Relevons aussi que plus notre corpus en la matière s’étendait et plus il nous semblait percevoir des variations de facture. Ces variations pouvaient s’expliquer en partie par la longévité de ce type de produits, mais elles suggéraient aussi la possibilité que d’autres ateliers aient pu adopter une typologie très similaire.

Et effectivement, en reprenant le matériel recensé dans le canton de Neuchâtel, nous avons retrouvé récemment un pot à lait cylindrique conservé au Musée régional du Val-de-Travers de Môtiers qui entre parfaitement dans cette catégorie et que nous n’avions pas retenu lors de la publication du premier tome de la version imprimée de notre inventaire (Ceramica CH, t. I). Or ce pot, orné d’un motif de marbrures polychromes sur fond brun foncé, porte la marque estampée de la Poterie moderne de Chavannes-près-Renens (MRVT No 26) !

Une marque que nous n’avions pas encore identifiée à ce stade de nos investigations et dont nous savons maintenant qu’elle fut introduite en 1902, dès la fondation de la poterie par Lucien Ménétrey, et qu’elle resta vraisemblablement en vigueur jusqu’en 1905, au moment où l’établissement fut transformé en société anonyme (voir le chapitre «Les poteries de Renens et de Chavannes-près-Renens»). Grâce à ce spécimen – le seul de ce type à porter une marque, à notre connaissance – nous savons désormais que les pots cylindriques de ce genre ne sauraient être attribués systématiquement aux poteries Knecht.

Ceci dit, il est évident qu’avec leurs deux établissements situés de part et d’autre de la frontière, les Knecht ont joué un rôle majeur dans le développement de la poterie engobée de la région lémanique. Dans les années 1875-1920, leur assortiment comportait un type de poterie plus élaboré et que l’on pourrait classer dans la catégorie «artistique», les fameux pots patronymiques (dits aussi «pichets d’accueil», notamment dans la littérature ferneysienne) avec leur inévitable décor en relief moulé de branches de vigne (MVVE 2355; MVVE 2411).

L’attribution aux Knecht est désormais établie, grâce aux deux seuls exemplaires marqués connus, tous deux conservés au Musée du Château de Nyon (MHPN MH-2015-9; MHPN MH-2014-10). Or, l’aire de diffusion de ce type de récipients, telle qu’elle apparaît à ce jour, correspond à celle des pots cylindriques à décors floraux esquissés ou géométriques, soit les cantons de Genève, Vaud et Neuchâtel (voir plus haut). Les «pichets d’accueil» servent ainsi de marqueurs pour mesurer la force de pénétration commerciale des Knecht dans un territoire qui déborde largement des frontières genevoises. Il est probable que ce même phénomène s’appliquait également aux productions plus courantes.

Tableau des mesures de poterie cuite adoptées par la Fédération des ouvriers tourneurs de la région de Genève, Ferney, Renens, Annecy et zones environnantes et de Messieurs les patrons soussignés

Devant l’impossibilité d’attribuer plus précisément la poterie d’usage courant recensée dans les cantons de Neuchâtel et Vaud – en particulier les objets dénués de décor – nous avons décidé de la classer provisoirement sous le terme générique de «poteries engobées de la région lémanique». Nous sommes conforté dans cette démarche par un précieux document publié en 1984 par les historiens de Ferney-Voltaire: le «Tableau des mesures de poterie cuite adoptées par la Fédération des ouvriers tourneurs de la région de Genève, Ferney, Renens, Annecy et zones environnantes et de Messieurs les patrons soussignés» (Ferney-Voltaire 1984, 264-265).

Ce document lithographié de la fin du XIXe siècle (nous le situons personnellement entre 1893 et 1896), était destiné à être affiché dans les ateliers. Il témoigne de l’effort consenti par les patrons potiers de la région lémanique pour unifier leur méthode de tarification du travail, peut-être sous la pression de la Fédération des ouvriers tourneurs. Le tableau fixe en effet le nombre de pièces de chaque type de forme qu’un tourneur était censé fournir avec une quantité de terre donnée, le «compte». Le compte étant l’unité de mesure qui servait à calculer la rétribution des tourneurs.

Une trentaine de formes figurent ainsi au tableau, déclinées chacune dans différentes grandeurs caractérisées par deux dimensions (hauteur et largeur) exprimées au demi-centimètre près. Cette précision dans les mesures supposait des formes fortement standardisées.

On constate donc l’existence d’une sorte de groupement transfrontalier, ou plutôt de deux groupements réunissant d’une part les ouvriers tourneurs et d’autre part les patrons. Cette communauté d’intérêt bipartite s’explique évidemment par la forte perméabilité de la frontière en termes de mobilité de la main-d’œuvre spécialisée. Il est évident que les tourneurs, par exemple, devaient passer d’un atelier à l’autre sans tenir compte de la frontière. L’histoire des différents ateliers de Nyon ou de Renens montre bien les liens personnels forts qui reliaient certains de ces établissements et le centre de potiers de Ferney-Voltaire, jusque dans les premières décennies du XXe siècle (voir notamment les chapitres «La Poterie commune de Nyon et ses successeurs» et «Les poteries de Renens et de Chavannes-près-Renens»).

Parmi les signatures des patrons figurant au bas du document, on reconnaît notamment celle du maître potier Alexandre Liotard, installé à Ferney-Voltaire depuis 1882. Pour les poteries Knecht, de Colovrex et de Ferney-Voltaire, c’est apparemment Stanislas qui signa le document; après la mort de Lucien en 1890, les deux ateliers étaient gérés par sa veuve Jeanne, en association avec ses trois fils, Stanislas, Arnold et Louis (Buttin/Pachoud-Chevrier 2007, 85-88). Plus loin, nous trouvons Jean Bœhler, qui dirigera la Poterie commune de Nyon entre 1885 et 1902. Quant aux potiers de Renens, ils sont tous partie prenante: Samuel Jaccard, attesté à Renens à partir de 1890; Paul Bouchet, qui avait repris en 1883 l’atelier fondé par son père, et Émile Mercier, qui créa sa poterie en 1892 et resta à la tête de l’établissement jusqu’en 1898. Le groupe patronal comptait aussi quatre potiers genevois: Aimé Joseph Amédée Gremaud, potier et poêlier établi à la place de la Navigation, de 1883 à 1899 (FOSC, vol. 1, 1883, 723 – vol. 17, 1899, 1241); Alfred Pouzet, qui avait repris en 1888 la poterie fondée quatre ans plus tôt par son père Antoine à la rue de la Terrassière et qui maintiendra l’établissement jusqu’en 1924 (FOSC, vol. 6, 1888, 716 – vol. 42, 1924, 734); Jacob Knecht, un neveu d’Henry, le patriarche fondateur de la poterie de Ferney, qui se forma au côté de son oncle avant de reprendre une poterie à la rue du Temple à Carouge, en 1884 (FOSC, vol. 2, 1884, 45), et enfin François-Joseph Cartier-Girard, propriétaire d’une «fabrique de poterie ordinaire» qu’il créa en 1893 au Petit-Saconnex (GE) et qu’il dirigera jusqu’à sa mort prématurée en 1896 (FOSC, vol. 11, 1893, 195 – vol. 14, 1896, 1097). Pour la petite histoire, cette dernière poterie fut reprise en 1896 encore par Louis-Charles Leuba, Jules Genoux et Henri Magnin sous la raison sociale Leuba et Co (FOSC, vol. 14, 1896, 1089). Le Musée national à Zurich conserve un pot à eau pour le service de l’absinthe avec une marque gravée «G. Girard Genève» (inv. LM-65630).

Or, Henri Magnin figure aussi parmi les signataires de notre tableau, mais du côté des ouvriers: il présidait à ce moment-là la Chambre syndicale des ouvriers tourneurs en poterie du canton de Genève fondée en 1892; Magnin occupera cette fonction en tout cas jusqu’en 1901 (FOSC, vol. 10, 1892, 934 – vol. 19, 1901, 782). Quelques années plus tard, entre 1905 et 1907, on retrouvera Henri Magnin au poste de directeur de la Poterie moderne S. A. de Chavannes-près-Renens (voir le chapitre «Les poteries de Renens et de Chavannes-près-Renens»).

Comme on peut le voir à propos de ce seul document, les potiers de la région lémanique formaient un véritable réseau, que ce soit au niveau des employeurs comme à celui des ouvriers. Il n’est dès lors pas surprenant de constater que leur production de base – les objets d’usage courant non décorés tels qu’ils étaient fabriqués dans la plupart des ateliers – constituait un ensemble d’une grande homogénéité.

Pour en revenir aux décors floraux stylisés ou géométriques des pots cylindriques mentionnés plus haut, nous avons retrouvé ici ou là des ornements et une facture fort similaires sur d’autres formes. Sur des jattes à lait (MVB 380F; MVB 380E; MPA Bc 32), sur un plat du Musée du Pays-d’Enhaut à Château-d’Œx (MPE 1336) ou sur une assiette du Musée de Montreux (MM 766). La ressemblance avec les décors floraux des pots cylindriques est particulièrement frappante sur une assiette qui pourrait bien provenir de la Poterie commune de Nyon, alors qu’elle était dirigée par Théophile Thomas-Morello (MPE 2995). On notera que ces quelques objets sont les seuls exemples recensés à ce jour de ce type de décor sur des formes autres que les pots cylindriques. Sur un ensemble de quelque 400 poteries régionales, la collection Amoudruz ne compte qu’une dizaine de plats ou de jattes à lait décorés d’une manière similaire.

Ainsi qu’en témoigne une vue de son stand à l’Exposition industrielle de Carouge-Acacias en 1906, Jacob Knecht produisait des plats décorés de style comparable dans sa poterie carougeoise, comme il produisait la plupart des récipients d’usage courant décrits plus haut (Dumaret 2006, 141-143, ill. 113).

Son fils Édouard (1876-1928) succédera à Jacob en 1913 (FOSC, vol. 32, 1914, 1289). À la mort d’Édouard, sa veuve Lina poursuivra le travail sous la raison sociale Veuve Édouard Knecht, avant de créer une société en nom collectif en 1930, Knecht & Chomel, en association avec le sculpteur Jean Chomel (1902-1979 – FOSC, vol. 48, 1930, 903). Après le décès de Lina en 1932, Chomel reprit seul la direction de l’affaire, avant de créer la Poterie de Carouge S. A. en 1934, qui fera faillite deux ans plus tard (FOSC, vol. 52, 1934, 2101 – vol. 54, 1936, 1984).

Source
Feuille officielle suisse du commerce, dès 1883 (consultée sur le site e-periodica.ch)

Bibliographie

Buttin/Pachoud-Chevrier 2007
Anne Buttin/Michèle Pachoud-Chevrier, La Poterie domestique en Savoie, Annecy 2007.

De Freire de Andrade et de Chastonay 1956
Nadège de Freire de Andrade et de Philibert Chastonay, La dernière poterie rustique genevoise. Archives suisses d’anthropologie générale XXI, 8-141.

Dumaret 2006
Isabelle Dumaret, Faïenceries et faïenciers à Carouge. Arts à Carouge: Céramistes et figuristes. Dictionnaire carougeois IV A. Carouge 2006, 15-253.

Ferney-Voltaire 1984
Ferney-Voltaire. Pages d’histoire. Ferney-Voltaire/Annecy 1984.