Céramique des Lötscher dans CERAMICA CH
Céramiques de Peter (1750-1818) ou Andreas Lötscher (1787-1852)
Céramiques d’Andreas Lötscher (1787-1852)
Céramiques de Christian Lötscher (1821-1880)
Céramiques de Peter Lötscher le Jeune (1845-1894)
Céramiques d‘Andreas Lötscher le Jeune (1857-1933)
Andreas Heege, 2019
À St. Antönien-Ascharina, situé au nord du canton des Grisons, à la frontière avec le Vorarlberg autrichien, dans la région des Walser, à 1300 mètres d’altitude, on a fabriqué des céramiques de 1804 à 1898. Cinq potiers de la famille Lötscher y ont produit des céramiques utilitaires, des poêles en faïence et des conduites d’eau pendant quatre générations. L’exploitation s’y est établie en raison de l’existence d’un dépôt d’argile local. Bien que l’emplacement de la poterie ne puisse être considéré comme optimal, car isolé dans une vallée latérale du Prättigau qui ne peut être alors atteinte que par des pistes muletières, les potiers Lötscher ont été économiquement prospères jusque dans les années 1870. Leurs produits locaux avaient probablement un certain avantage sur les importations en provenance du reste de la Suisse alémanique, du sud de l’Allemagne ou de l’Italie en raison des coûts de transport. Ce n’est qu’avec l’achèvement de la ligne de chemin de fer Coire-Rheineck (canton de St Gall) en 1858 et de la route de la vallée du Prättigau en 1860 que le trafic de fret ou postal a pu être plus régulier, favorisant ainsi une concurrence accrue.
La famille Lötscher est recensée à St. Antönien depuis le 17ème siècle. Les deux premières générations ont vécu à la ferme située sur le « Mittlere Rhonegga ». Les moyens de subsistance étaient le bétail et les produits laitiers (beurre et fromage demi-gras). Les prés de la vallée étaient considérés comme donnant un fourrage très nutritif. En hiver, cependant, les avalanches ont souvent causé des morts, tant chez les hommes que pour le bétail.
Peter Lötscher (1750-1818), qui appartient à la troisième génération recensée, est issu d’une fratrie de 7 enfants. Au début de sa vie, il n’y avait pour lui aucune certitude qu’il deviendrait le premier potier de St. Antönien. En premier lieu, il s’engage de 1770 environ à 1782 dans les troupes néerlandaises. Au sein du « Regiment Switsers No. IV », sous les ordres du lieutenant général Johann Christian Friedrich Schmid de Malans, il est stationné à différents endroits, comme, par exemple, à Maastricht et à Ter Veere sur les bords de la mer du Nord. Pendant l’hiver, le régiment était déployé dans divers hébergements privés. Nous ne pouvons que supposer que Peter a acquis ses connaissances pratiques de peintre sur céramiques, respectivement de potier, lors de ces séjours. Il a consigné plus tard dans sa chronique familiale de nombreuses recettes pour les glaçures et les diverses étapes concernant la fabrication des céramiques. On peut penser qu’il a probablement appris à connaître ces tâches aux Pays-Bas. Peter a atteint le rang le plus élevé des sous-officiers et est revenu sain et sauf dans sa patrie en tant que sergent. Il a alors épousé Dorothea Luck, une femme qui pouvait s’attendre à recevoir un bon héritage. Durant les 20 années qui suivirent, il se consacra à la reprise de la ferme, à l’expansion de ses propriétés foncières et à l’élevage sur le « Mittlere Rhonegga ».
En se référant à ce qu’on lit dans une chronique de cette époque, il créa, en 1804, une poterie sur sa propriété. Auparavant, il avait envoyé son fils Andreas, dans un endroit qu’on ne connait pas, suivre les enseignements d’autres potiers. En 1806, encore de son vivant, il partagea ses possessions entre ses deux fils Andreas (1787-1852) et Hans (1788-1870). Hans est resté fermier sur le « Mittlere Rhonegga ». Andreas, quant à lui, déplace la poterie dès 1810 dans un endroit plus bas et moins cher, sur le Talweg (chemin de la vallée). Jusqu’à la mort de Peter en 1818, père et fils travaillaient dans une communauté d’atelier, dans laquelle le père était apparemment plus un peintre de céramique que tourneur. Pour la période allant de 1806 (objet daté le plus ancien) à 1818, l’écriture des décors peut difficilement être attribuée au père ou au fils. Le style et la manière des décors de Peter (« décor au pinceau sous la glaçure ») sont particulièrement bien connus grâce à un poêle en faïence signé de 1811. Comme modèle pour les images des carreaux du poêle, il a utilisé un journal de mode français de la période prérévolutionnaire et peint des poèmes en rimes mesurées. Il n’y a pas de cas comparable dans toute la Suisse alémanique. Père et fils étaient également étonnamment autonomes et créatifs quand il s’agissait de créer des formes de verres, de tasses, de cruches pour le vin, de cafetières, de marmites, de fontaines murales, de bassins pour les mains et d’assiettes. Les différents écritoires et les présentoirs pour les montres à gousset en forme de maison sont particulièrement imaginatifs. Cependant, en ce qui concerne la forme de leurs plats, le père et le fils se sont orientés vers celle en usage dans la région du Bregenzerwald. En plus du décor au pinceau, entre autres du type « Egg » (d’après celui pratiqué par la poterie Egg-Jöhle dans le Vorarlberg), on trouve des décors typiques de cette époque, tels que le décor aux gouttes descendantes de barolet et le décor peigné. Le nombre de poêles en faïence recensés n’est pas très important. Finalement, il y a le poêle de 1809 du « Mittlere Rhonegga », les restes d’un poêle exécuté pour la maison du directeur de la mine d’argent de Davos à Klosters (1805) et quelques carreaux d’un poêle à Klosters-Selfranga. Les derniers poêles mentionnés prouvent apparemment que l’aire de vente de la poterie couvrait depuis le début l’ensemble du Prättigau et ses quelques 7000 habitants d’alors. Peter Lötscher ne fut pas seulement une personne intéressée par les événements politiques et militaires de son temps, mais également un bon observateur du climat et de la nature. Dans la chronique familiale qui nous est parvenue, il a consigné, entre autres choses, les effets catastrophiques du climat sur l’économie pour l’année 1816 dont l’été fut inexistant.
Entre 1818 et 1843 environ, le fils de Peter, Andreas Lötscher, dirigea seul la poterie. Pendant ce temps, d’autres poêles en faïence ont été produits, caractéristiques avec leurs décors au pinceau. Les animaux peints sur l’un des fours prouvent pour la première fois l’existence d’un cochon d’une race indigène aujourd’hui disparue dans le Prättigau. Le four le plus ancien date de 1822 et a été utilisé jusqu’à récemment. Andreas a continué la production, presque sans interruption, en gardant les formes et les décors traditionnels de son père. La seule innovation technique céramique se réfère à l’utilisation de décors en forme de dendrites à partir de 1829 au plus tard. Avec son épouse, Barbara Hartmann, Andreas eut quatre fils et trois filles. Comme son père Peter, Andreas fut appelé à siéger en tant que juré et fut, apparemment, membre du tribunal local et parfois secrétaire communal. En plus de la poterie, l’élevage a toujours joué un rôle important, constituant la base économique du ménage. En outre, Andreas a également assuré la production de chaux dans son four à chaux situé au-dessous de sa maison. Durant la difficile période économique de la famine de la pomme de terre, entre 1845 et 1847, il a dû faire face au départ de son fils aîné Pierre, qui émigra en Amérique. Un autre fils et un grand nombre de ses petits-enfants le suivirent avec leurs familles en 1867, 1871 et 1889.
Son deuxième fils, Christian (1821-1880), a été formé à la poterie à Horgen sur les bords du lac de Zurich. À partir de 1843, il assure avec détermination la direction de l’atelier et signe ses premiers poêles en faïence. Son père, Andreas, a cependant continué à travailler dans l’atelier. Les derniers objets qui peuvent lui être attribués datent de l’année 1847. Christian, qui était un tourneur exceptionnel, a introduit un certain nombre de nouvelles fonctionnalités dans l’atelier. Il a utilisé le barolet pour ses décors au lieu du pinceau et a orné au pochoir la plupart de ses carreaux de poêle avec son propre décor vert. En outre, il maîtrisait la technologie de la faïence, qu’il utilisait surtout pour ses poêles. Certains de ses essais sur les poêles en faïence étaient très originaux. Dans au moins deux cas, on note la présence d’une grande vache. En ce qui concerne les récipients, toute une série de formes a été complètement renouvelée par Christian, dont, notamment, les grands pots à crème avec deux poignées. Une forme particulière de pots à double poignées avec couvercles insérés à l’intérieur des récipients a finalement été utilisée dans tout le Prättigau pour la teinture des fibres textiles en bleu à l’aide d’urine et d’indigo. Ses théières et cafetières sont aussi très caractéristiques et parfois inhabituelles. Ses céramiques sont décorées avec un engobe de fond rouge, noir et blanc. Dès 1846, probablement en raison de la concurrence massive de Berneck (canton de St Gall), il a également produit pour la première fois des bols aux arêtes vives, très modernes pour l’époque, comme ils l’étaient dans le reste de la Suisse alémanique. A partir de 1849, il a également expérimenté des décors avec des particules de couleur dans l’engobe de fond (une invention de Langnau im Emmental – canton de Berne), qu’il utilise aussi pour les poêles lors de la dernière période de son atelier.
Après la mort de son père Andreas en 1852, Christian s’est attelé à la rénovation et à l’embellissement de l’atelier de poterie. Puis, en 1857, il construisit à côté de la maison un nouvel atelier avec une meule à glaçure et le façonnage de l’argile mû par une force hydraulique. Il a entrepris là, suivant la tendance générale du temps, la production de tuyaux d’eau moulés et pressés. Finalement, la presse à tuyaux qu’il a achetée lui a également permis de produire des carreaux de poêles estampillés, lui ouvrant ainsi de nouvelles perspectives technologiques, comme à aucun autre potier en Suisse alémanique. Christian a installé des poêles en faïence dans tout le Prättigau entre Davos et Landquart. Différents poêles ont été conservés en état de marche jusqu’à aujourd’hui. Il a orné des poêles individuels et des céramiques avec des scènes de la vie des alpages, qui, dans leurs représentations, sont très proches de celles du canton d’Appenzell, respectivement du Toggenburg. D’inhabituels sucriers en forme de canard, de presse-papiers avec des lions et des boucs et des jouets pour enfants (figures d’animaux, sifflets en terre cuite de diverses formes animales – aérophones) datent probablement aussi de cette époque.
Christian est décrit comme strict, chrétien, frugal, infatigable, ponctuel, précis, consciencieux, sage mais toujours modeste dans la fonction publique, conseiller fidèle et ami dévoué : « Il connaissait la vérité et l’avouait ouvertement, sans la dissimuler, impitoyablement ». Ce n’était probablement pas toujours facile de s’entendre avec lui. Par conséquent, il n’est pas surprenant qu’au cours de sa vie nous retrouvions Christian dans presque toutes les fonctions publiques imaginables, sauf celle de maire. Comme potier, il était financièrement prospère. En même temps, il était un fermier actif, membre du conseil paroissial, responsable des forêts, conseiller communal, médiateur à la cour de justice et, à partir de 1851, en charge du bureau postal d’Ascharina pour la Poste fédérale suisse. Il était aussi l’un des rares lecteurs des journaux de la vallée. Aussi souvent qu’il le pouvait, il agrandissait ses propriétés en achetant prairies et pâturages.
En prenant la succession de son père, Peter le jeune (1845-1894) accomplit un honnête travail de potier, imitant ses poêles et ses canalisations. Cependant, en examinant ses produits finis de plus près, on constate qu’il n’avait apparemment pas la passion professionnelle, ni les compétences de tourneur, ni celles de décorateur, ni probablement, les ambitions économiques de son père. Vraisemblablement, le travail de Peter ne répondait absolument pas aux attentes paternelles et on soupçonne un conflit père-fils qui durait probablement depuis longtemps. Maintenant marié, Peter évite ce conflit en émigrant aux États-Unis en 1871. Les lettres de l’oncle, des cousins, de ses parents éloignés, émigrés dans ce « pays aux possibilités illimitées », lues dans le cercle de la famille, ont dû lui causer un enchantement considérable. Avec un cousin du même nom, il s’embarque pour la Nouvelle-Orléans puis s’établit avec sa famille à Conway dans l’Arkansas, où il gagne tout d’abord sa vie en tant que fermier et vigneron. Principalement grâce à l’héritage paternel, il achète, entre 1880 et 1883, environ 80 acres de terre. Au cours des affrontements consécutifs à la stricte application de la prohibition à Conway, il fut, en 1894, dans sa ferme, la victime innocente d’une tuerie.
Suite à l’émigration de Peter le jeune en 1871, Christian Lötscher n’eut d’autre choix que de reprendre lui-même l’atelier. Son fils cadet, Andreas (1857-1933), n’avait que 14 ans à cette époque-là. Christian a continué à produire avec succès des poêles et des tubes entre 1872 et 1879, même si la gamme de vaisselle et d’ustensiles ordinaires fut alors plus limitée que pendant sa première période de production. De cette période, on a retrouvé, en particulier, des bols, des encriers, des pots à crème, des récipients pour les couleurs et des pots à oignons. En outre, il a arrondi son patrimoine immobilier à St. Antönien par de nombreux achats de terrains.
Avec la mort de Christian, Andreas Lötscher le jeune devint le cinquième potier de l’atelier de St. Antönien et produisit principalement, selon ses propres dires, des tubes. Il n’y a pas de poêle connu de sa main et ses quelques pièces de vaisselle recensées datent exclusivement de 1891. Elles trahissent la main d’un tourneur et d’un décorateur en céramique inexpérimenté. La construction du chemin de fer rhétique en 1889/90 a finalement réduit les coûts de transport, pour les producteurs de céramiques en dehors du canton et même à l’étranger, à un point tel qu’Andreas Lötscher le jeune ne fut plus en mesure de maintenir économiquement la production de céramiques. Il a finalement fermé son exploitation en 1898. Au cours des années suivantes, alors qu’il occupait également de nombreuses fonctions publiques et qu’il avait trouvé en Verena Luck une épouse économiquement aisée, il réussit à convertir ses moyens de subsistance dans l’élevage du bétail. En 1910, une inondation détruit en partie des bâtiments de l’atelier et des machines. Andreas Lötscher vend le bâtiment de la poterie à Ascharina en 1920 et décède en 1933 dans la maison « Bärtsch », située juste au-dessus, dont son épouse avait hérité.
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles il nous a été possible d’écrire une histoire aussi complète sur la famille et sur la poterie 120 ans après la fermeture de l’atelier à Ascharina. D’une part, ce sont les sources écrites, heureusement conservées, y compris celles provenant du bâtiment abritant la poterie et, d’autre part, la chronique familiale sur le « Mittlere Rhonegga ». Ces informations sont complétées par celles conservées aux archives locales, par les entrées du registre foncier ainsi que par des recherches généalogiques minutieuses. Par ailleurs, on est étonné par le nombre étonnamment élevé d’objets en céramique, de tubes et de poêles en faïence conservés, qui peuvent être uniquement attribués, au moins partiellement, de par leurs factures stylistiques à quelques potiers individuels. Le surprenant intérêt de deux directeurs de musée, quelques années seulement après la fermeture de la poterie, a été particulièrement significatif pour la sauvegarde des données sur les céramiques. Sans l’engagement tout à fait particulier du premier conservateur du Musée rhétique de Coire, Fritz Jecklin, puis celui de directeur du Musée national suisse de l’époque à Zurich, Hans Lehmann, nous n’aurions pas eu à notre disposition les deux plus grandes et indispensables collections formant la base de la présente étude. C’est grâce au dernier potier Andreas Lötscher, au professeur Valentin Flütsch-Egli et à l’antiquaire de Coire Johann Jakob Hablützel que la plus grande partie du matériel historique concernant cette poterie du 19ème siècle si extraordinaire pour les Grisons a été sauvegardée. Au XXème siècle, divers collectionneurs ainsi que des musées locaux (Klosters, Davos, Grüsch et St. Antönien) et le Musée des cultures de Bâle se sont finalement joints avec bonheur à ces efforts de documentation et de sauvegarde.
Traduction Pierre-Yves Tribolet
Bibliographie :
Heege 2019
Andreas Heege, Keramik aus St. Antönien. Die Geschichte der Hafnerei Lötscher und ihrer Produkte (1804-1898) (Archäologie Graubünden – Sonderheft 7), Glarus/Chur 2019.