Nyon VD, Manufacture de porcelaine, 1781-1813

Roland Blaettler 2019

L’historiographie de la porcelaine de Nyon débute véritablement avec l’ouvrage fondamental publié par Aloys de Molin en 1904, Histoire documentaire de la manufacture de porcelaine de Nyon. Stimulé par le flou artistique complet qui entourait le sujet dans le cadre de l’Exposition nationale de 1896, l’auteur entreprit d’explorer avec méthode les sources primaires susceptibles d’éclairer le propos, sources qu’il trouvera principalement aux Archives cantonales vaudoises, dans les archives communales de Nyon, dans celles de la manufacture de poteries à Nyon et dans les registres du Conseil à Genève. Pour la première fois, les circonstances de la création de l’entreprise étaient établies et les principaux protagonistes clairement identifiés.

Le second ouvrage de référence sur le sujet sera publié en 1957 par Edgar Pelichet, un peu moins de vingt ans après sa nomination au poste de conservateur du Musée de Nyon et surtout dix ans après l’Exposition nationale de porcelaines de Nyon, une entreprise d’envergure qui lui avait permis d’expérimenter une véritable immersion dans le sujet, au contact de la plupart des collections significatives de l’époque, qu’elles soient privées ou publiques. C’est bien là que réside l’apport original de Pelichet par rapport à l’étude avant tout documentaire de Molin. Si le premier s’appuie presque essentiellement sur le travail du second pour ce qui touche à l’histoire de la manufacture, il proposera par contre une vision d’ensemble beaucoup plus complète de la production nyonnaise elle-même, mettant en évidence toute la diversité de ses formes et de ses décors. Par rapport à de Molin, Pelichet pourra aussi exploiter de nouvelles sources archivistiques, retrouvées dans l’intervalle: une partie des livres de comptes de la manufacture – certes passablement lacunaires – et le très intéressant Livre de fabrique de 1801 (que Pelichet datait de 1799). L’auteur se trouvera ainsi en mesure d’esquisser une première approche de l’aspect économique de l’entreprise, notamment de la diffusion commerciale des porcelaines. Une part importante de l’ouvrage de Pelichet est dévolue au catalogue détaillé des formes et des décors. Se référant aux anciens documents comptables, il émaille même sa vaste énumération de données chronologiques, mais de manière très ponctuelle, avec des interprétations abusives et surtout sans aucune perspective systémique.

Pelichet formulera certes une tentative de périodisation de la production, basée sur de vagues considérations stylistiques (Pelichet 1957, 69-70 et 135-136; Pelichet 1985/1, 89 et 173). Même si l’auteur exprime ici ou là quelques intuitions valables, l’exercice reste globalement peu convaincant. Il n’est certes pas faux d’affirmer que le décor aux semis d’insectes, par exemple, s’est pratiqué du début de la production «jusqu’en 1809 en tout cas» (Pelichet 1985/1, 173), mais c’est un peu court ! En réalité, nous dénombrons au moins cinq variantes de semis d’insectes, qui correspondent toutes à une phase différente dans l’évolution du répertoire.

Les sources comptables de la manufacture seront analysées et exploitées selon une  méthode plus scientifique par Laurent Droz en 1997. Nonobstant le caractère lacunaire et disparate desdites sources, l’auteur parviendra à esquisser les principales phases dans le développement économique de l’entreprise. Ces données nouvelles nous seront utiles dans l’établissement de notre chronologie relative de la production. Le travail de Droz se réfère notamment aux seuls documents émanant de la manufacture et conservés à ce jour dans les archives du Château de Nyon:

– Le Grand livre comptable du 1er juin 1787 au 27 novembre 1794 (inv. 4187)

– Le Grand livre comptable du 1er juillet 1801 au 1er janvier 1809 (inv. 4188)

– Le Journal de fabrique (comptabilité plus détaillée), du 8 septembre 1794 au 1er juillet 1801 (inv. 4190)

– Le «Livre de fabrique», sans date (daté de 1801 par Droz – inv. 4189).

Très récemment, l’historien Grégoire Gonin s’est penché sur le sujet qui nous préoccupe avec un regard renouvelé et en formulant un questionnement stimulant (Gonin 2017). L’auteur fait œuvre de pionnier, notamment quand il tente d’explorer plus avant les conditions de la diffusion et de la réception de la porcelaine de Nyon. Si sa démarche reste plutôt théorique pour ce qui concerne le XVIIIe siècle en raison de l’extrême rareté des sources, Gonin fournit une foule de données extrêmement précieuses sur les circonstances dans lesquelles la porcelaine de Nyon fut redécouverte dans la seconde moitié du XIXe siècle, et sur la place qu’elle occupera dès lors dans le cercle des collectionneurs et sur le marché de l’art. L’auteur ouvre ainsi des perspectives nouvelles et souvent très concrètes pour rétablir l’histoire de certains groupes d’objets, par exemple le fameux service «Napolitain» dont la genèse resta longtemps entourée d’un nimbe relativement mythique (Gonin 2017, 61-66).

Grégoire Gonin appelle de ses vœux – et amorce lui-même – une approche historiogra-phique plus globale du phénomène de la porcelaine nyonnaise qui prendrait en compte non seulement son aspect technique ou artistique, mais aussi ses versants économiques, sociologiques et culturels au sens le plus large.

Pour notre part, nous nous attacherons essentiellement à la production elle-même, à ses formes et à ses décors, en tentant de mettre en évidence les différentes étapes de son évolution. Voir le chapitre «Nyon VD, Manufacture de porcelaine – Chronologie relative de la production».

Une histoire abrégée de la manufacture

Aloys de Molin débute son étude en tordant le cou aux différentes légendes qui circulaient à propos de la genèse de la manufacture, notamment celle qui attribuait la création de l’établissement à un peintre parisien dénommé François Maubrée. Cette hypothèse était encore défendue par Maurice Girod dans sa présentation de la manufacture pour l’Exposition nationale de 1896 (Girod 1896, 383-386). Par contre, Girod avait aussi identifié les deux personnages clés de toute l’aventure: Ferdinand Müller, dont il fait l’associé de Maubrée, et Jacob Dortu, qu’il signale comme directeur de la manufacture au moins dès 1789. Girod eut le mérite de mettre fin à une autre légende, selon laquelle la fabrique nyonnaise aurait été fondée à l’époque révolutionnaire par des ouvriers de Sèvres réfugiés en terre vaudoise. Grâce à des documents trouvés dans les archives genevoises (apparemment les seules qu’il ait consultées), il établit en effet que la manufacture était «déjà en activité vers 1780».

En dépouillant les registres du Conseil de Nyon, Aloys de Molin établit que Jacob Dortu, «chimiste et fabricant de porcelaine» et son beau-père Ferdinand Müller arrivèrent à Nyon au printemps 1781. Müller arrivait de Frankenthal, plus tard il déclarera avoir œuvré dans l’industrie de la porcelaine en Russie et au Danemark, des affirmations qui n’ont jamais pu être vérifiées. Dans un courrier qu’il adressa aux autorités bernoises en 1787, Müller prétendit qu’il avait financé seul l’installation de la manufacture à Nyon. Cette affirmation était probablement exagérée, de Molin suppose que Dortu avait également participé à la mise de fonds initiale.

Jacob (ou Jean-Jacques) Dortu (1749-1819), quant à lui, venait de Berlin, où sa famille, originaire de Champagne et de confession protestante, avait trouvé refuge en fuyant les persécutions de Louis XIV. Jacob était né à Berlin le 23 mai 1749. Il y fera son apprentissage de peintre à la Manufacture royale de porcelaine entre 1764 et 1767. Avec les années, le jeune Dortu élargit ses connaissances à tous les aspects de la technologie de la porcelaine. Il prendra une part non négligeable dans le développement de plusieurs manufactures européennes. Selon Pelichet, il aurait travaillé en 1773 dans la petite manufacture de Pontenx, dans les Landes; c’est d’ailleurs à cette occasion qu’il aurait fait la connaissance de Ferdinand Müller, son futur associé (Pelichet 1985/1, 24). Entre 1773 et 1777, il sera engagé par le faïencier Gaspard Robert à Marseille, pour mettre sur pied une production de porcelaine (Pelichet publia le contrat passé entre Robert et Dortu: Pelichet 1985/1, 219-220); on le retrouve ensuite à Marieberg, en Suède, où il introduira la fabrication de la porcelaine dure en 1777/78.

À Nyon, Dortu ne tardera pas à se faire sa place parmi les notables de la cité, devenant membre puis directeur de la Bourse française, tissant des liens étroits avec quelques-unes des grandes familles du lieu. En 1799, il sera élu au Conseil municipal.

Müller et Dortu installèrent donc leur fabrique en 1781, dans une maison et sur un terrain dont ils étaient locataires. Müller et Dortu ne bénéficiant que d’une tolérance et non du statut d’habitant, ils n’étaient pas habilités à acquérir des biens immobiliers. Pelichet situe l’immeuble en question à la rue de la Colombière (Pelichet 1985/1, 24).

Au printemps 1785, Müller et Dortu adressèrent une requête à Leurs Excellences de Berne tendant à obtenir une exemption presque complète des péages douaniers pour leur marchandise. Dans sa prise de position, la Chambre romande des douanes soulignait le fait que «la fabrique est un établissement très utile pour le Pays, surtout par le fait qu’il procure aux habitants de Nyon et de la région un gain mensuel d’environ 80 doublons neufs, soit plus de 50 000 livres par an [et que] les marchandises de porcelaine fabriquées par lui s’en vont pour la plus grande partie hors du Pays, et y amènent par conséquent des sommes d’argent importantes» (De Molin 1904, 20). Dans un mémoire adressé à Leurs Excellences de Berne en 1787, Ferdinand Müller expliquera qu’après avoir obtenu les exemptions souhaitées en août 1785, les responsables de la manufacture avaient fait construire un nouveau four de manière à accroître le volume de production et «pour rendre la fabrique plus permanente» (De Molin 1904, 29). Dans un mémoire daté du 23 mars et adressé aux mêmes autorités, Müller revient sur les investissements consentis en 1785 en ces termes: «Après un essai en petit, il [le suppliant] développa sa fabrication…» (De Molin 1904, 40).

Apparemment, les affaires marchaient bien et la manufacture commençait à développer son infrastructure, quand survint une crise provoquée par Ferdinand Müller. En juin 1786, Jean-Adam Mülhauser, le dépositaire genevois de la manufacture, adressait une requête au Conseil de Genève dans le but d’obtenir l’autorisation d’installer une fabrique de porcelaine dans la ville du bout du lac, en association avec Müller. Le texte précisait que la «Société des fabricants de Nyon» s’était dissoute et que Dortu avait quitté la ville. Ce dernier avait effectivement obtenu un passeport en date du 2 juin 1786, afin de se rendre à Berlin. Les autorités genevoises jugèrent le projet intéressant et s’engagèrent à faciliter l’installation de la nouvelle industrie dans le quartier des Pâquis (De Molin 1904, 27).

Müller avait commencé à déménager son outil de production et ses matières premières, quand la véritable nature de son projet – la délocalisation pure et simple de la manufacture, et non pas l’ouverture d’une simple filiale genevoise – éclata au grand jour du côté de Nyon. Un syndicat de bailleurs de fonds fut constitué et les autorités municipales se saisirent de l’affaire, en demandant un prêt de 12 000 francs de la part de Leurs Excellences, «pour la construction des fourneaux, l’achat des utenciles [sic] et les gages des ouvriers pour une année»; l’idée était de constituer un nouvel établissement après avoir définitivement liquidé l’ancienne manufacture.

Interrogé successivement par le Conseil de la ville de Nyon et par le vice-bailli Stettler, Müller prétendra que son intention n’était pas de fermer la manufacture de porcelaine de Nyon, mais bien d’ouvrir à Genève une fabrique de faïence et terre de pipe (faïence fine), «voyant que le Païs manquait en ces espèces». Grâce à des informations parvenues de Genève, le vice-bailli n’eut aucune peine à établir que Müller avait bel et bien le projet de produire de la porcelaine sur sol genevois (De Molin 1904, 33-37). Dans une ultime tentative de défense, Müller rédigera un mémoire à l’attention du gouvernement bernois en mars 1787, un document qui fournit quelques réflexions intéressantes sur les conditions économiques dans lesquelles il exerçait son industrie; on y apprend par exemple que Genève absorbait les trois quarts de la production de la manufacture (De Molin 1904, 39-42). Les autorités restèrent sourdes aux arguments développés par Ferdinand Müller, qui fut déchu de ses droits et expulsé du Pays de Vaud; il trouvera provisoirement refuge à Genève.

Leurs Excellences ayant accordé le prêt de 12 000 francs, Jean-Georges-Jules Zinkernagel, simple contremaître à la manufacture, prit provisoirement la tête de l’entreprise. De retour à Nyon, Dortu sera d’abord déclaré persona non grata, en avril 1787. Pendant ce temps, Zinkernagel entreprenait les démarches nécessaires en vue d’acquérir une maison et d’obtenir la mise à disposition d’un terrain contigu appartenant à l’État, au lieu-dit du Croset. La transaction portant sur la maison Ducosterd, au chemin du Port, fut conclue le 7 juin 1787, les acquéreurs étaient Henri Veret, négociant à Nyon, Moïse Bonnard, Zinkernagel et Dortu, ce dernier ayant probablement été rappelé pour assurer l’avenir de la manufacture (De Molin 1904, 47-50; Droz 1997, 27-32). La manufacture s’installa dans la maison Ducosterd en septembre 1787, et le travail semble avoir repris sans trop attendre. L’acquisition du terrain du Croset, qui devait permettre l’agrandissement des infrastructures, prit du temps: l’affaire ne sera conclue qu’en mars 1789.

Quant à la nouvelle société qui allait exploiter l’entreprise, elle avait été constituée le 1er juin 1787; Henri Veret et Moïse Bonnard versaient comme mise de fonds les 12 000 francs prêtés par Berne et dont ils étaient garants vis-à-vis de la Municipalité, Dortu apportait une contribution de 8000 livres, comprenant la construction d’un four et les matières premières. Dans les actes officiels, la société apparaît d’abord sous le nom de «Dortu, Zinkernagel et Cie»; dès mars 1789, le nom de Zinkernagel n’est plus mentionné (la société lui avait réglé son compte en juillet 1788); par la suite, la raison sociale sera «Bonnard, Veret et Cie», plus fréquemment «Dortu et Cie». En 1790, Henri Veret se retira de l’affaire, tout en restant impliqué financièrement, et fut remplacé dans l’association par son fils Bernard-Henry, qui épousera Louise, la fille de Dortu, en 1804. Pour ce qui concerne Moïse Bonnard, il semble qu’il ait quitté la société en 1795 après avoir vendu ses parts à Bernard-Henri Veret (Bonnard 1934/1, 118; Pelichet 1985/1, 120). Un nouvel associé, César Soulier (1763-1830), avocat et homme d’affaires à Nyon, aurait rejoint la direction de l’entreprise en 1797 (Droz 1997, 36).

Installée dans des espaces enfin plus généreux et munie d’une infrastructure renouvelée, l’entreprise allait prendre son véritable envol. La fabrique, et notamment son atelier de décoration, étaient désormais en pleine possession de leurs moyens. Le volume de la production allait dès lors se développer à un rythme soutenu, trop soutenu même, puisque les stocks ne cesseront de s’accumuler entre 1790 et 1795, puis à nouveau entre 1797 et 1801 (Droz 1997, 42-44). La surproduction se signalait plus que jamais comme le mal endémique qui allait miner irrémédiablement la santé économique de l’entreprise. Malgré des sources extrêmement lacunaires, Droz constate pourtant une augmentation considérable des ventes, en particulier entre 1790 et 1793. À partir des données disponibles en termes de salaires, il estime que le personnel de la manufacture n’a jamais été aussi nombreux qu’entre 1790 et 1798 (Droz 1997, 51).

Soucieuse probablement de s’assurer des revenus complémentaires et plus réguliers, la société entreprit dès 1792 de commercialiser des faïences fines importées d’Angleterre, en provenance notamment de la célèbre manufacture Wedgwood à Etruria (De Molin 1904, 64). Arrivée à échéance, l’exemption des taxes douanières accordée en 1785 sera renouvelée en août 1793.

Laurent Droz estime que les années 1798-1801 se caractérisent par une mauvaise marche des affaires, et notamment par un manque croissant de liquidités. En dépit de cette conjoncture défavorable, il semble que la production se soit maintenue au même niveau jusqu’en 1801. Les ventes par contre ne suivirent pas la même progression.

En 1801 justement, l’ancienne société fut dissoute au profit d’une nouvelle entité («Dortu, Soulier, Monod & Cie»), où César Monod, inspecteur forestier et député au Grand Conseil, apparait comme nouvel associé, une position qu’il assumera jusqu’en 1808. Bernard-Henry Veret avait quitté la société en 1798/99 déjà pour s’établir à Marseille; d’après Pelichet, son frère Samuel lui aurait alors succédé en qualité d’associé, une information que Droz n’a pas pu vérifier dans ses sources (Pelichet 1985/1, 120; Droz 1997, 36).

Le «Livre de fabrique» rédigé en 1801 dressait un bilan parfaitement lucide du problème lancinant de la surproduction et préconisait d’orienter les activités vers des produits «plus avantageux», de ne «faire des dessins riches que ce qu’il faut pour orner et assortir le magasin» (Archives du Château de Nyon, inv. 4189). Comme le souligne Laurent Droz, ce document fait penser «à un renouveau, à un nouveau départ» (Droz 1997, 37). Les responsables de l’entreprise tireront les conséquences de ce constat alarmant: la production fut réduite, tandis que les ventes se rétablirent entre 1801 et 1805 et que l’entreprise réussit à réduire son endettement. Rien n’y fit: la société sera une nouvelle fois dissoute, en 1808.

En décembre de cette année, en effet, une nouvelle société fut créée, une société par actions avec la raison sociale «Dortu, Soulier, Doret et Cie», qui reprit les actifs et les passifs de la précédente. Le capital social se montait à 120 000 francs, répartis en 80 actions. À eux deux, Dortu et son gendre Bernard-Henry Veret détenaient quinze actions (De Molin 1904, 72).

Trente ans après la publication de Molin, Georges Bonnard découvrit les statuts de la nouvelle société dans les archives de la famille Guiger à Prangins. Le texte, daté du 9 décembre 1808, énonce clairement le but premier de l’entreprise: «la fabrication et la vente des porcelaines, terre[s] de pipes et poteries étrusques». Les gérants de l’établissement sont Jacob Dortu, «chargé de la composition des terres, de la fabrication des couleurs & de la direction générale de la fabrique»; César Soulier, «chargé des voyages et de la tenue des livres», et Vincent Doret, «chargé de la caisse, […] des ventes et expéditions, de la tenue des livres journaliers, de la correspondance et de la surveillance de la fabrication». La nouvelle société se substitua à l’ancienne entité à compter du 1er janvier 1809  (Bonnard 1934/1, 115-117).

De son côté, Jacob Dortu avait effectivement entrepris de diversifier sa production en développant des variétés de céramiques plus avantageuses à l’achat que la porcelaine, dans l’espoir de toucher une plus vaste clientèle. Sa première innovation, qu’on appellera «terre étrusque» parce qu’elle évoquait les poteries grecques que l’on attribuait alors à l’Étrurie, vit le jour en 1807. Plus tard, probablement dès 1809, la manufacture produira ses premières faïences fines, appelées «terre de pipe» dans les archives de l’établissement  (voir le chapitre «Nyon – Les manufactures de faïence fine [2]»).

Se trouvant à la tête d’un stock de porcelaines pléthorique, les responsables de la société décidèrent d’en écouler une bonne partie auprès de leurs actionnaires, en organisant une loterie. Les revenus ainsi engrangés devaient servir à financer la fabrication des terres de pipe. La liste détaillée des lots publiée par Georges Bonnard fournit des renseignements précieux sur les formes et les décors pratiqués à la manufacture, et sur les termes utilisés à l’époque pour les caractériser (Bonnard 1934/2; Bonnard 1934/3).

Face à la situation financière désespérée de la manufacture de porcelaine, de terre étrusque et de terre de pipe, les actionnaires désignèrent, le 31 janvier 1813, une commission de cinq membres présidée par Pierre-Louis Roguin de Bons (1756-1840) qui fut chargée de dresser un bilan et de formuler des propositions pour l’avenir. Aux yeux de la commission, le maintien d’une industrie céramique à Nyon passait par la dissolution de la société «Dortu, Solier, Doret & Cie» et la création d’une nouvelle entité qui se limiterait à la fabrication de la faïence fine. Dans une séance plénière du 3 mars, l’Assemblée générale des actionnaires décida d’abandonner la marque estampée «Dortu et C.e» et de la remplacer sur les futurs produits par «Commandite de Nyon». Elle n’a probablement jamais eu l’occasion d’être appliquée: en avril déjà, Jean-François Delafléchère, Pierre-Louis Roguin de Bons et Jean-André Bonnard (1780-1859) se portaient acquéreurs de la manufacture et du secret de fabrication (Archives du Château de Nyon, Protocole de la liquidation de 1813; De Molin 1904, 74-79).

Le 23 mai 1813, l’assemblée des actionnaires ratifiait la vente de l’entreprise à une société en commandite formée de Jean-François Delafléchère, Jean-André Bonnard, Moïse Bonnard, son père, Pierre-Louis Roguin de Bons, Augustin-Alexandre Bonnard et André-Urbain Delafléchère de Beausobre (De Molin 1904, 82 – L’identité des propriétaires est attestée dans deux actes notariés datés de 1814 et de 1817 et portant sur des achats de terrains, Archives communales de Nyon, R 810). Voir le chapitre «Nyon – Manufactures de faïence fine (2)».

Le secret de fabrication de la «terre de pipe» était détenu par son principal artisan, Jacob Dortu, qui rechignait à le partager. Arguant du fait que si Dortu avait pu mettre au point son procédé, c’était bien grâce aux moyens mis à disposition par la société, la commission finit par convaincre l’arcaniste de céder ses recettes, moyennant un dédommagement d’un montant de 200 louis. L’affaire conclue, Dortu quittera Nyon pour Carouge en juin 1813. Âgé déjà de 64 ans, il y ouvrit une nouvelle manufacture de faïence fine, en association avec son gendre Bernard-Henry Veret et un neveu de ce dernier, Auguste Bouverot. L’établissement fonctionnera avec succès jusqu’en 1824 sous la raison sociale «Dortu, Veret et Cie» ou «Dortu, Veret et Bouverot». Après le décès de Jacob Dortu en 1819, son fils Frédéric prendra sa succession; en 1824, il transférera sa fabrique à Turin (Dumaret 2006, 100-102).

Sources:

Archives communales de Nyon, R 810, Fonds Fernand Jaccard

 Bibliographie:

Bonnard 1934/1
Georges Bonnard, Trois documents relatifs à la manufacture de porcelaine de Nyon I. In: Indicateur d’antiquités suisses, 36/2, 1934, 115-118.

Bonnard 1934/2
Georges Bonnard, Trois documents relatifs à la manufacture de porcelaine de Nyon II. In: Indicateur d’antiquités suisses, 36/3, 1934, 208-213.

Bonnard 1934/3
Georges Bonnard, Trois documents relatifs à la manufacture de porcelaine de Nyon III. In: Indicateur d’antiquités suisses, 36/4, 1934, 273-283.

De Molin 1904
Aloys de Molin, Histoire documentaire de la manufacture de porcelaine de Nyon, 1781-1813, publiée sous les auspices de la Société d’histoire de la Suisse romande et de la Société vaudoise des beaux-arts. Lausanne 1904.

Droz 1997
Laurent Droz, Les comptes de la manufacture de porcelaine de Nyon, 1791-1813. Aspects économiques. Mémoire de licence, Université de Lausanne. Lausanne 1997.

Dumaret 2006
Isabelle Dumaret, Faïenceries et faïenciers à Carouge. In: Arts à Carouge: Céramistes et figuristes. Dictionnaire carougeois IVA. Carouge 2006, 15-253.

Girod 1896
Maurice Girod, Les porcelaines de Zurich, de Nyon et de Genève. In: Exposition nationale suisse Genève 1896. Catalogue de l’art ancien, Groupe 25, 381-389.

Gonin 2017
Grégoire Gonin, Redécouvrir la porcelaine de Nyon (1781-1813). Diffusion et réception d’un artisanat de luxe en Suisse et en Europe du XVIIIe siècle à nos jours. Neuchâtel 2017.

Pelichet 1957
Edgar Pelichet, Porcelaines de Nyon. Nyon 1957.

Pelichet 1985/1
Edgar Pelichet, Merveilleuse porcelaine de Nyon. Nouvelle édition remaniée et définitive. Lausanne 1985.