Chavannes-près-Renens VD, Les poteries

Roland Blaettler 2019

Dans les premières années du XXe siècle, le pôle industriel céramique de Renens trouvera un prolongement notable dans la petite commune attenante de Chavannes-près-Renens, avec la création de la Poterie moderne en 1902, suivie de l’École suisse de céramique en 1912 (voir le chapitre «Chavannes-près-Renens, École suisse de céramique»). Ces deux institutions verront le jour grâce à l’initiative personnelle de Lucien Ménétrey (1853-1930), une «figure originale et populaire de la contrée, un homme qui y a joué un rôle en évidence et contribué à son développement», pour reprendre les termes de l’article nécrologique paru dans la Feuille d’avis de Lausanne du 4 août 1930, sous la signature «A. T.» (p. 7). C’est à ce même article que nous empruntons l’essentiel des éléments qui nous ont servi pour tenter de dresser une biographie de cet éminent personnage.

Lucien était le fils de Jacques Louis Ménétrey (1820-1901), agriculteur, marchand de bois et ancien syndic de Chavannes. Après sa scolarité, il séjourna pendant plus d’une année à Uebendorf, près de Thoune, dans le but d’apprendre l’allemand. En 1879, le jeune homme partit pour Paris, où il fit ses débuts en qualité de «commissionnaire et garçon de recettes», avant de suivre les cours commerciaux du Grand-Orient de France. Le jeune homme avait-il déjà rejoint la franc-maçonnerie, était-il le protégé d’un «frère» plus âgé (son père) ? Rien ne permet de l’établir pour l’heure. Toujours selon notre article nécrologique, il semblerait que Ménétrey ait résidé à Paris pendant une quinzaine d’années. Il ne serait revenu à Chavannes qu’en 1894, où il exploitera pendant dix ans le café du village. La même année, il entrait au Conseil communal dans les rangs du Parti radical – plus tard, il se définira lui-même comme un «radical progressiste» (Nouvelliste vaudois du 28 février 1901, 2).

Ménétrey fut élu syndic de Chavannes en 1904, une charge qu’il assumera jusqu’en 1913, date de sa non-réélection. Lors des élections de novembre 1913, la liste emmenée par Ménétrey fut effectivement défaite par les socialistes et par une liste radicale dissidente, et c’est justement un radical dissident qui lui succéda à la tête de la commune. Un observateur notera que «dans les listes victorieuses figuraient d’ailleurs plusieurs noms de la liste Ménétrey» (La Revue du 17 novembre 1913, 2; Nouvelliste vaudois du 6 décembre 1913, 3). Le bouillonnant politicien ne faisait visiblement pas l’unanimité au sein de son propre parti.

Durant son mandat, Lucien Ménétrey avait contribué notablement à la modernisation de la commune, puisqu’on lui attribue, entre autres, la construction de l’avenue de la Gare, qui reliait la localité à la gare de Renens, l’électrification de l’éclairage public ou encore la réalisation des réseaux d’eau potable, de gaz et d’égouts. Devenu chef d’entreprise, il fera construire quinze maisons ouvrières pour les employés de sa poterie.

Très impliqué dans la vie publique de sa région et de son canton, Ménétrey exprimait régulièrement ses points de vue dans la presse, notamment dans le Journal de Morges, sous les pseudonymes de «Pierre Dif», «Pierre» ou «Jean-Pierre». En 1907, il apparaît comme l’unique commanditaire de la société qui éditait le Journal et Feuille d’avis de Renens, fondé en 1906 (FOSC, vol. 26, 1908, 1361); deux ans plus tard il rachetait le journal (Nouvelliste vaudois du 25 février 1909, 2).

Lucien Ménétrey fut un membre actif de la Chambre vaudoise du commerce et exerça de hautes fonctions au sein de la franc-maçonnerie lausannoise (Dictionnaire historique de la Suisse, consulté en ligne, article de Gilbert Marion). Dans les remerciements publiés par la famille au lendemain des obsèques de Ménétrey (Feuille d’avis de Lausanne du 9 août 1930, 6), figurent la loge «Le Progrès», le chapitre «L’Amitié» et l’aréopage «Les Amis de la lumière», les trois institutions lausannoises qui permettaient aux initiés d’évoluer jusqu’au 30e degré (sur 33) de la hiérarchie maçonnique du Rite écossais ancien et accepté. Une seconde et brève notice nécrologique parue dans la Feuille d’avis de Lausanne du 5 août 1930 (p. 6) rappelle que le défunt avait atteint le «degré suprême en 1910».

Les traces les plus durables laissées par Ménétrey furent indéniablement les deux institutions qu’il créa dans le domaine de l’industrie céramique: la première deviendra la poterie la plus novatrice du canton, et pour de nombreuses années, la seconde fut la première école de céramique digne de ce nom pour toute la Suisse occidentale.

Poterie moderne – Lucien Ménétrey, 1902-1905

Poterie moderne S. A. 1905-1972/73 (?)

Lucien Ménétrey fit enregistrer sa «Poterie moderne» en août 1902 (FOSC, vol. 20, 1902, 1282). La nouvelle entreprise, installée dans un bâtiment flambant neuf qui existe toujours, à l’angle de l’avenue de la Gare et de la rue de la Blancherie, devait être opérationnelle depuis quelque temps déjà puisque la première cuisson eut lieu «vers le mois d’août 1902» (La Tribune de Lausanne du 29 juin 1905, 2-3). Dans le même article, le journaliste précise qu’après «quelques changements inévitables, cette fabrique débutait sur la place avec ses produits, qui furent tout de suite remarqués et appréciés». Où l’on apprend aussi que la matière première était trouvée sur place et donnait entière satisfaction.

Dès le mois de septembre, Ménétrey fera paraître des annonces promouvant sa poterie «artistique et ordinaire» et ses terres cuites architecturales, tout en signalant une exposition de ses «productions artistiques» présentée dans les vitrines des magasins Martinioni, rue Centrale, à Lausanne (Nouvelliste vaudois du 12 septembre 1902, 4). Trois jours plus tard, le même journal saluait l’émergence de la nouvelle entreprise en ces termes: «Il existe peu de poteries artistiques en Suisse. La plus connue est celle de Thoune. Ferney-Voltaire, dans le pays de Gex, a acquis une renommée déjà ancienne, et l’amateur qui veut acheter un bibelot l’achète forcément de ces provenances. Une troisième fabrique vient de se créer aux portes de la capitale, près la gare de Renens […]» (édition du 15 septembre 1902, 2).

Il ne fait aucun doute que la poterie «ordinaire» ou «culinaire» constitua la production de base de la Poterie moderne, et qu’elle répondait à la même typologie rencontrée dans les autres poteries de la région lémanique. Comme cette jatte à lait en terre cuite engobée et revêtue d’une glaçure verte, qui arbore la première marque estampée de la poterie, les initiales du propriétaire – «L. M.» – inscrites dans un ovale (MHL AA.46.D.22), marque dûment enregistrée en date du 17 septembre 1902 (FOSC, vol. 20, 1902, 1362).

C’est le seul spécimen marqué que nous ayons rencontré à ce jour dans cette vaste catégorie de la production courante non décorée.

Grâce à un autre spécimen marqué, conservé au Musée régional du Val-de-Travers à Môtiers (NE), nous savons que la Poterie moderne produisait également des pots à lait cylindriques décorés avec ouverture soulignée d’un bourrelet, un autre type caractéristique des poteries engobées de la région lémanique (MRVT No 26).

Dans le registre des produits plus ambitieux, voire «artistiques», les seuls exemples identifiés pour cette période précoce concernent des commandes réalisées pour différentes communes dans le cadre des célébrations du Centenaire vaudois de 1903 (MHV 5245; MVVE 5180; MVM M 909; MCAHL HIS 11-19; MCAHL HIS 11-16; MCAHL HIS 11-10; MCAHL HIS 11-15; MCAHL HIS 11-12; MCAHL HIS 11-11; MHPN MH-1998-95). La plupart de ces pièces portent la  décrite ci-dessus, parfois encadrée par la mention complète «POTERIE MODERNE CHAVANNES RENENS» (MCAHL HIS 11-14).

Comme d’autres collègues, Ménétrey a habilement tiré profit de l’engouement populaire suscité par le Centenaire. Pour autant que nous puissions en juger, il fournira au moins sept communes en vaisselle commémorative: Pully, Cully, Grandson, Vevey, Moudon, Riex et Vuarrens. Comme chez Samuel Jaccard à Renens, l’essentiel de la décoration est constitué par des motifs héraldiques et l’ensemble est réalisé dans la technique traditionnelle de la terre cuite engobée sous glaçure plombifère, avec des ornements en relief moulés et appliqués. Mais, dans le détail, on relèvera des procédés plus sophistiqués que chez Jaccard: certains motifs appliqués particulièrement fins sont ainsi moulés dans une terre blanche qui évoque par son aspect la faïence fine, les inscriptions en creux – les noms de communes ou la devise des armes vaudoises – sont estampées au moyen de caractères d’imprimerie.

Sur ce qu’il subsiste de la seule pièce de forme recensée pour ce type de poterie commémorative, une soupière réalisée pour la ville de Moudon (MVM M 909), on devine que les potiers de Ménétrey développaient toutes sortes de procédés spéciaux, par exemple pour obtenir un traitement «naturaliste» des anses en forme de branches.

Dans le Conteur vaudois du 18 juin 1904, un certain J. M., relatant une visite de la poterie sous la conduite de Ménétrey, décrit des poteries artistiques «aux formes originales et aux couleurs chatoyantes», ornées de coulures de glaçures colorées, et, à l’opposé, «en quantités immenses, ces ustensiles de ménage en terre rouge ou jaune, ornés de dessins bizarres et multicolores, auxquels nos paysans sont restés fidèles» (p. 1). Le seul motif connu à ce jour qui pourrait correspondre à ces «dessins bizarres et multicolores» est précisément le décor de marbrures attesté par le pot à lait du musée de Môtiers (MRVT No 26).

Au printemps 1905, ayant «acquis la certitude que cette industrie rapportait un dividende équitable», Lucien Ménétrey décida de transformer son entreprise en société par actions, «afin de pouvoir intéresser toutes les personnes qui y ont un rapport direct soit comme producteurs, soit comme négociants» (Tribune de Lausanne du 29 juin 1905, 2-3). Une quarantaine de souscripteurs se réunirent donc le 20 mars pour constituer la nouvelle société. Le journaliste de la Tribune relevait encore que Ménétrey, encouragé par les exemples d’entreprises françaises comme «Le Louvre», le «Bon Marché» ou le Familistère de Guise, avait résolu d’intéresser les travailleurs dans la nouvelle société, en leur offrant des actions à prix préférentiels, en créant une assurance-accidents financée par l’entreprise et en répartissant dix pour cent du bénéfice entre le directeur et les employés.

Le 1er avril 1905, l’ancienne raison sociale était dissoute, tandis que la «Poterie moderne de Chavannes-Renens S. A.» était enregistrée à la Feuille officielle suisse du commerce (vol. 23, 1905, 579). Son but consistait dans l’acquisition des actifs de l’ancien établissement, immeubles, matériel et clientèle. Le capital de 100 000 francs était réparti en 400 actions au porteur. Le Conseil d’administration était présidé par Ménétrey et la direction était confiée à Henri Magnin, de Collex-Bossy (GE), domicilié à Chavannes. Quelques années plus tôt, Magnin avait présidé la Chambre syndicale des ouvriers tourneurs en poterie du canton de Genève (voir le chapitre «Poteries engobées de la région lémanique»).

Deux ans plus tard, Magnin céda sa place de directeur à Henri Dusserre (1882-1950), le beau-fils de Lucien Ménétrey (Feuille d’avis de Lausanne du 18 octobre 1907, 4). Suivant les traces de ce dernier, Dusserre sera élu au Conseil communal de Chavannes en 1921, également dans les rangs du parti radical, et accédera au siège de syndic en 1925, une charge qu’il assumera jusqu’en septembre 1945.

Peu de temps après son accession à la direction de l’entreprise et devant la confusion suscitée dans les esprits par la fusion des poteries Jaccard et Pasquier-Castella (voir plus haut), Dusserre se vit contraint de publier l’avis suivant: «La direction de la Poterie moderne informe son honorable clientèle qu’elle n’a pas fusionné avec les autres fabriques de Renens. Le grand nombre de commandes est la seule cause du retard de nombreuses livraisons» (La Revue du 24 décembre 1907, 4).

À partir de 1908, les annonces publicitaires insérées dans l’Indicateur vaudois mentionnent une nouvelle variété de produits, les poteries culinaires réfractaires. Dans cette catégorie, comme dans toutes les autres d’ailleurs, nous n’avons identifié aucun spécimen de la production de la Poterie moderne pour les deux décennies suivantes. Nous savons par contre que l’établissement obtint un premier prix à l’exposition d’horticulture de Montreux en 1912 (Le Grutli du 18 octobre 1912, 3). L’année suivante, le journal Lausanne artistique organisait un concours à l’intention de ses lecteurs doté de plusieurs prix, le premier consistant en une paire de grands vases «Majoliques» issus de la poterie, d’une valeur de 25 francs (édition du 15 novembre 1913, 3).

Le 23 mai 1925, l’entreprise fit enregistrer une nouvelle marque estampée, formée cette fois-ci d’un cadre rectangulaire dans lequel s’inscrivent les initiales «PM» (FOSC, vol. 43, 1925, 1049). Pour l’heure, nous ne connaissons aucun objet muni de ce nouveau signe distinctif.

Dans son compte rendu du Comptoir de Lausanne de 1927, L’Artistique du 24 septembre décrit le stand de la «Poterie moderne», le journaliste de service admirant particulièrement un «tête-à-tête fantaisie aux teintes variées», «des pots et plats-appliques avec motifs officiels de la Fête des vignerons ainsi que de ravissantes petites amphores qui ont un succès fou et qui se vendent par centaines» (p. 1). La poterie avait en effet été choisie par le Comité de la Fête des vignerons comme fournisseur officiel pour une série de plats décoratifs, «décorés à la main sous émail» (annonce publicitaire parue dans La Revue des 30 et 31 juillet 1927, p. 4). Une autre annonce, insérée par le seul revendeur agréé en ville de Lausanne, la maison Pamblanc Frères, reproduit trois spécimens de cette série commémorative, des plats figurant respectivement un joueur de tambour en costume historique, une vendangeuse et un vendangeur en costumes traditionnels (Feuille d’avis de Lausanne du 28 juillet, 7).

Le site notrehistoire.ch reproduit un exemplaire du plat à la vendangeuse  et un quatrième modèle figurant un meunier (?) tenant un verre de vin à la main. D’après un commentaire fourni par Christian Gerber à propos de ces deux photographies, les prototypes auraient été réalisés à l’École suisse de céramique par son père Paul Gerber (1900-1977), qui enseigna un temps dans cette institution (voir le chapitre «Eysins, Paul Gerber»). Le Musée national suisse conserve une bonbonnière à fond moucheté de bleu, le couvercle orné d’un portrait d’armailli, réalisée à la Poterie moderne pour la Fête de 1927 (SNM LM-167681). Ce modèle est également attribué à Gerber.

Grâce au rayonnement considérable de la Fête des vignerons et à la collaboration stimulante avec l’école voisine, la commande de 1927 sera une opération des plus profitables pour la Poterie moderne, qui se profilera dorénavant et pour quelque temps comme l’établissement le plus efficient du canton dans le registre de la céramique artistique. Cette réputation lui vaudra, dès l’année suivante, d’être choisie comme fournisseur officiel de la 24e Fête fédérale de chant qui se déroula à Lausanne du 6 au 17 juillet (Tribune de Lausanne du 6 juillet 1928, 1-2).

Pour l’occasion, la Poterie moderne édita une série de plats représentant quelques-uns des costumes dessinés par le peintre vaudois Ernest Biéler (1863-1948) pour le grand spectacle créé par Émile Jaques-Dalcroze, «Notre Pays», qui allait constituer l’un des points forts des festivités (MHL AA.46.B.58A; MHL AA.46.B.58B; MHL AA.VL 89 Di 534.64). Ces mêmes motifs seront également commercialisés sous forme de cartes postales (Tribune de Lausanne du 6 juillet 1928, fig. p. 1). Les plats réalisés en 1928 portent une nouvelle marque, imprimée au tampon sous la glaçure, en forme d’écu et ornée d’une arche de pont et d’un trochet de cerises, soit les deux meubles principaux des armoiries communales de Chavannes-près-Renens; de part et d’autre de ces motifs, les inscriptions «POMONE» (probablement une contraction de «POterie MOderNE») et «CHAVANNES» (voir MHL AA.46.B.58B). On notera à propos de ces armoiries adoptées en 1905 qu’elles avaient été dessinées par le syndic Lucien Ménétrey en personne (Revue historique vaudoise, 28, 1920, 62) !

Même si les spécimens recensés à ce jour sont étonnamment peu nombreux, on peut admettre sans trop se tromper que les commandes d’objets commémoratifs constitueront une source de revenus régulière pour la Poterie moderne, et ce pendant plusieurs décennies, un peu comme pour Marcel Noverraz à Carouge. Et c’est toujours la technique de la terre engobée qui sera mise en œuvre, avec des décors peints ou posés au pochoir sur un fond d’engobe très lisse et fin (probablement posé à l’aérographe); le tout dans une finition souvent très précise (voir par exemple MHL AA.46.B.56; MHL AA.VL 89 Di 534.66).

Dans son bref historique de la poterie à Renens et à Chavannes publié en 1929 (voir plus haut), l’inspecteur scolaire Grivat relève que la Poterie moderne fabriquait, outre la poterie ordinaire, «[…] de la poterie artistique, dont les intéressants produits sont en dépôt à Lausanne, à Montreux et à Zermatt. Il en a même été expédié en France et en Angleterre» (Feuille d’avis du District de la Vallée du 21 novembre 1929, 7). Visiblement, le tourisme international constituait l’un des publics auxquels on destinait cette fameuse production artistique.

Au printemps 1932, la Poterie moderne eut à affronter une grève de ses tourneurs, au nombre de huit, qui allait durer du 12 avril jusqu’au mois d’août. Arguant du fait que ses coûts de production ne lui permettaient plus de tenir tête à la concurrence et que l’entreprise souffrait d’un déficit chronique, Dusserre avait annoncé une baisse générale des salaires de 10%, ce que les tourneurs refusèrent catégoriquement, d’autant plus que leur niveau de rétribution – selon eux – était déjà inférieur à celui pratiqué dans les autres poteries de la région, à Renens, Colovrex et Carouge. L’Office cantonal de conciliation tenta de couper la poire en deux en proposant une diminution limitée à 5%. La direction donna son accord, mais les grévistes déclinèrent la proposition et décidèrent de poursuivre leur mouvement, avec le soutien du Cartel syndical vaudois (Le Droit du Peuple du 19 avril 1932, 4). Dans son édition du 1er juin, la Feuille d’avis de Lausanne (p. 6) publiera la prise de position de Dusserre, d’où il ressort que le salaire mensuel moyen des tourneurs avait passé en 1931 de 280 à 370 francs et que la baisse de 5% serait aisément compensée, les ouvriers étant payés à la pièce. Le directeur se plaint une nouvelle fois du recul des ventes et de son corollaire, la baisse des prix. Il fustige encore le comportement agressif de la Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment, qui n’aurait pas hésité à intimider les ouvriers ayant choisi de rester à leur poste ou à faire pression, en agitant la menace d’un boycott, sur les négociants restés en affaires avec la poterie. Dans la réponse du «Syndicat des potiers de Renens» publiée partiellement dans la Feuille d’avis de Lausanne, puis in extenso dans Le Droit du Peuple du 16 juin (p. 5), on apprend que Dusserre avait remplacé les grévistes, du moins partiellement, en engageant deux jeunes tourneurs fraîchement sortis de l’École suisse de céramique et un «kroumir» (littéralement un méprisable briseur de grève). Quelques jours plus tard, Dusserre publiait effectivement une annonce où il déclarait que «malgré la grève de quelques tourneurs, la Poterie moderne à Chavannes continue à travailler sans interruption» (Feuille d’avis de Lausanne du 25 juin 1932, 8). Le conflit sera finalement résolu au mois d’août, sans que nous ayons pu trouver la moindre information sur les arrangements intervenus; toujours est-il que Le Droit du Peuple du 29 août 1932 (p. 5) annonce les derniers résultats de la souscription ouverte en faveur des grévistes avec la mention «Grève terminée».

Pour en revenir à la production de la poterie, dont nous savons qu’elle ne fut jamais complètement entravée par les événements, on note l’apparition – probablement vers le début des années 1930 – d’une nouvelle marque imprimée, en forme de triangle posé sur une pointe, orné des mêmes sujets héraldiques que la version précédente, avec l’inscription «CHAVANNES POTERIE MODERNE»; la marque est souvent accompagnée de la mention «peint à la main» (voir MHL AA.46.B.56). Une troisième marque au tampon est attestée vers la fin des années 1930: les inscriptions «POTERIE MODERNE CHAVANNES» et «peint à la main» s’inscrivent ici dans un cercle qui comporte en outre le trochet de cerises, sans l’arche. Le seul exemple que nous ayons rencontré jusqu’ici figure au revers d’un plat commémoratif daté de 1939 et conservé au Musée du Léman de Nyon (ML 2012-17-3).

Outre les pièces commémoratives, la poterie cherchera à développer un nouveau créneau: celui des objets figurant des armoiries de famille. Une annonce publicitaire promouvant les «Plats-Armoiries» de la Poterie moderne spécifie que l’établissement fournissait même des «recherches gratuites», probablement en collaboration avec des héraldistes confirmés (par exemple dans Le Grutli du 9 mars 1934, 3).

Pour ce qui est de la ligne proprement «artistique» pratiquée à la Poterie moderne, nous ne connaissons que deux exemples relativement tardifs, reçus en don par le Musée des arts décoratifs de Lausanne en 1949, des exemples conçus dans l’esprit moderniste de l’époque, et toujours exécutés dans la technique de la terre cuite engobée, parfois sous une glaçure colorée (MHL AA.MI.1893; MHL AA.MI.1892). Ces deux objets sont munis d’une marque estampée dans la masse, avec les mots «DE CHAVANNES SUISSE» disposés en cercle, au milieu duquel on retrouve le trochet de cerises (voir MHL AA.MI.1892). Cette marque fut probablement introduite dans la seconde moitié des années 1940.

On retrouve ce même signe distinctif au revers d’un plat commémoratif daté de 1953 (MHL AA.VL 92 C 2282). Aussi surprenant que cela puisse paraître pour un établissement qui fonctionnera jusqu’au début des années 1970, le plat en question constitue l’exemple le plus tardif recensé dans les collections publiques vaudoises. Son autre particularité réside dans la technique mise en œuvre pour sa fabrication, une technique millénaire, mais une nouveauté absolue dans l’assortiment de la Poterie moderne: la faïence, caractérisée par son émail de fond stannifère. Bien que le plat de 1953 soit la seule et unique faïence que nous sommes en mesure d’attribuer à la Poterie moderne, nous pensons que c’est à peu près à cette époque – au début des années 1950 – que l’établissement adopta cette technologie, sans forcément renoncer à la terre cuite engobée traditionnelle.

Du 20 février au 30 mars 1956, les Grands magasins Innovation de Lausanne organisèrent dans leurs locaux une «Exposition de l’industrie vaudoise». Parmi les 21 entreprises invitées à présenter un stand figurait la Poterie moderne. Innovation fit paraître quatre pages promotionnelles dans la Feuille d’avis de Lausanne du 20 février, avec un bref descriptif des différentes firmes. À propos de la Poterie moderne, on y lit que «[…] c’est en 1927, l’occasion étant fournie par la grande Fête des Vignerons qui confia à cette entreprise la confection d’assiettes commémoratives et vases artistement décorés, que la production de la Poterie moderne prend place parmi les plus belles réalisations de la céramique artistique. […] Signalons parmi les plus belles réussites du genre, les ‘Stannifères’ rehaussés de superbes teintes pastel à l’émail dur et résistant» (p. 7).

À partir des années 1940, nous manquons singulièrement de documents susceptibles de nous éclairer sur le devenir de l’entreprise, que ce soit sous forme d’objets céramiques ou de mentions dans la presse. Les principaux renseignements disponibles à ce jour nous sont fournis par la Feuille officielle suisse du commerce et concernent avant tout les mutations intervenues à la tête de l’entreprise. Ainsi apprend-on que la société modifia ses statuts en 1944. Au-delà de l’exploitation industrielle d’une poterie, l’entreprise se réservera désormais la possibilité d’étendre ses opérations «à toutes représentations se rattachant à son activité»; elle «pourra aussi s’intéresser d’une manière directe ou indirecte à toutes industries ou commerces qui auraient quelque rapport avec ses propres affaires, acquérir des participations et se livrer à toutes opérations financières, commerciales, industrielles, mobilières et immobilières se rattachant à l’objet social» (FOSC, vol. 63, 1945, 371-372).

Cette modification fondamentale et ambitieuse des statuts est manifestement liée à l’arrivée de deux nouvelles personnalités à la tête de l’entreprise, Roger Corthésy et, surtout, Antoine Pfister. Tous deux furent nommés administrateurs aux côtés d’Henri Dusserre, directeur et président du Conseil d’administration, la position de ce dernier étant singulièrement affaiblie par la même occasion: sa «signature individuelle à titre de directeur» fut radiée, la société étant désormais engagée par la signature collective à deux des administrateurs Dusserre, Pfister et Corthésy (FOSC, vol. 63, 1945, 372).

En juin 1945, l’Assemblée générale des actionnaires prenait connaissance de la démission de Dusserre en qualité de membre et de président du Conseil d’administration, cette dernière fonction étant alors confiée à Pfister (FOSC, vol. 63, 1945, 1923). Dès 1946, Antoine Pfister apparaît dans les annuaires avec le titre de «directeur de la Poterie moderne» sous son adresse privée à Renens, alors que Dusserre y figure avec le même titre, mais sous la rubrique de la poterie. Le premier aurait-il été appelé à décharger le second, déjà atteint dans sa santé, ou le partage des responsabilités directoriales, sous la forme d’une direction bicéphale, serait-il simplement le reflet de nouveaux rapports de force dans l’entreprise ? Après le décès de Dusserre en 1950 (La Nouvelle Revue de Lausanne du 21 décembre, p. 8), Pfister assumera la direction de la société anonyme, apparemment jusqu’à son décès survenu en 1982.

Antoine Pfister, allié Froidevaux et originaire de Tuggen dans le canton de Schwyz, était actif depuis plusieurs années déjà dans le commerce en gros de produits céramiques: en 1940, il avait fondé à Zurich la maison «A. Pfister Keramik» (FOSC, vol. 58, 1940, 619), dont le siège sera déplacé à Renens en 1945, à l’adresse privée de Pfister (FOSC, vol. 63, 1945, 1939). En juillet de l’année suivante, une nouvelle société par actions, «A. Pfister S. A.», fut enregistrée à Lausanne, avenue Fraisse 6, pour développer le commerce en gros de produits de céramique, de verrerie et d’orfèvrerie; ses moyens d’action déclarés étant «l’importation, l’exportation et la représentation de tels produits, ainsi que l’exploitation de dépôts d’usines étrangères». Les administrateurs de la société étaient Antoine Pfister et Alfred Froidevaux, probablement son beau-frère (FOSC, vol. 64, 1946, 2094). Cinq ans plus tard, le siège social de cette entreprise commerciale sera transféré à Chavannes-près-Renens, à la même adresse que la Poterie moderne, avenue de la Gare 33 (FOSC, vol. 69, 1951, 1794). Pfister et Froidevaux démissionneront du Conseil d’administration en 1981 (FOSC, vol. 100, 1982, 98). Quant à la société, elle se maintiendra sous la même raison sociale; son siège fut déplacé à Stäfa, dans le canton de Zurich, en 1985.

Le parcours de Roger Corthésy (décédé en 1990 dans sa 78ème année) est plus difficile à saisir, nous avons tenté de le reconstituer tant bien que mal, en nous basant presque essentiellement sur les informations contenues dans les différents annuaires vaudois auxquels nous avons eu accès. Roger Corthésy a obtenu un diplôme de tourneur de l’École suisse de céramique en 1932 (Feuille d’avis de Lausanne du 30 mars 1932, p. 2). En 1933/34, il est mentionné dans l’Indicateur pratique du Canton de Vaud avec la profession de céramiste, il réside alors dans le quartier lausannois de Bellevaux. Dans l’Annuaire et indicateur vaudois réunis, un Roger Corthésy est mentionné à Lausanne en qualité de gendarme entre 1938/39 et 1946; jusqu’en 1942 il habitait au chemin de la Motte, puis au numéro 20 de l’avenue Riant-Mont. De 1947 à 1960, et toujours sous la même adresse, un Roger Corthésy est qualifié de «directeur de l’École de céramique de Chavannes», puis, entre 1961 et 1982, de «directeur administratif de la Poterie moderne». Même adresse, même numéro de téléphone: il semble bien que nous ayons affaire au même homme.

On peut supposer que Roger Corthésy, devant la difficulté de trouver un emploi satisfaisant dans sa partie, se soit tourné pendant quelques années vers une carrière plus stable dans la gendarmerie. Sa formation première expliquerait le fait que nous le retrouvions, dès 1947, impliqué dans le fonctionnement de l’école de céramique. Circonstance extrêmement troublante: dans les annuaires, il n’apparaît avec le titre de «directeur» que sous son adresse privée et ne figure nulle part sous les rubriques consacrées à l’école elle-même. De la même manière, son nom n’est jamais mentionné dans la presse en lien avec l’établissement de Chavannes.

Pour ce qui est de ses liens avec la Poterie moderne, nous savons donc qu’il accéda à la fonction d’administrateur en 1944. Il est probable qu’avec le temps – peut-être après le décès de Dusserre – Corthésy endossa davantage de responsabilités, notamment dans le domaine administratif. Toujours est-il que dans les annuaires il se donne le titre de «directeur administratif de la Poterie moderne» de 1961 à 1982; et, une fois encore, ce titre ne figure que sous son adresse privée, alors que son nom n’apparaît pas sous la rubrique de l’entreprise. Les informations fournies par les annuaires ne sont probablement pas totalement fiables, surtout quand elles concernent des inscriptions individuelles. Dans la presse, Corthésy est ainsi qualifié de «directeur de la Poterie moderne» dès 1954 (Feuille d’avis de Vevey du 4 octobre 1954, p. 6). Mieux encore: à propos de deux pièces offertes par la poterie au Musée d’art industriel et d’art décoratif de Lausanne en 1949, les anciens inventaires du musée spécifient bien «don de M. Corthésy, directeur de la Poterie moderne», à une époque où Corthésy se qualifiait par ailleurs de «directeur de l’École de céramique» !

Il est évident que ces ambiguïtés ne seront levées qu’au prix de recherches plus approfondies, notamment dans les fonds des Archives cantonales. Retenons pour l’heure que Corthésy démissionnera du Conseil d’administration de la poterie en 1972, soit au moment où l’entreprise semble avoir cessé toute fabrication (FOSC, vol. 90, 1972, 383).

La raison sociale «Poterie moderne» se maintiendra jusqu’en 1997, date à laquelle la société sera rebaptisée «S. I. Gare 33», tandis que son but déclaré consistait désormais en «affaires immobilières» (FOSC, vol. 115, 1997, 6492). La longévité de la raison sociale est trompeuse, du moins si on la perçoit avec son sens premier, car l’activité originelle de l’entreprise, la fabrication de poterie, cessa bien avant 1997. La modification des statuts intervenue en 1944 laissait entendre que Pfister, dès son arrivée, se réserva la possibilité de diversifier les activités de la société. Cette diversification interviendra-t-elle effectivement, dans quel sens et à quel moment ? Quel était le lien exact entre la poterie et la seconde entreprise de Pfister, «A. Pfister S. A.» ? Ces questions restent sans réponse pour l’instant.

Grâce à des annonces parues dans la presse, nous savons que la poterie cherchait encore à engager des émailleurs en 1961 et des tourneurs-calibreurs en 1962. Dans les annuaires, la Poterie moderne figure à la rubrique «Fabriques de poterie» jusqu’en 1973; par la suite, de 1974 à 1980, elle n’apparaît plus que dans la liste alphabétique des habitants; à partir de 1981 elle disparaît complètement. On peut en déduire que la fabrique cessa de fonctionner en 1971/72, sans que l’événement n’ait été spécifiquement notifié dans la presse.

La société Poterie moderne S. A. se maintint donc malgré l’abandon de son activité première. Comme le signalent les avis parus dans la Feuille officielle suisse du commerce, les actionnaires seront convoqués aux assemblées jusqu’en 1992. En 1977, le capital social fut réduit par annulation des anciennes actions de 5 francs; l’année suivante on annula 400 bons de jouissance sans valeur nominale. En 1978, il fut procédé à une modification des statuts au cours d’une assemblée extraordinaire, sans que la teneur de ces changements ne soit spécifiée. Des dividendes seront même octroyés aux actionnaires pour les exercices 1978 à 1989.

Antoine Pfister mourut en novembre 1982 (24 Heures du 10 novembre 1982); Alfred Froidevaux lui succéda à la présidence du conseil d’administration, tandis que la fille du défunt, Katrin Pfister, était nommée administratrice avec signature individuelle (FOSC, vol. 101, 1983, 3790). Totalement absente depuis 1981, la mention de la société «Poterie moderne de Chavannes-près-Renens S. A.» ressurgit une dernière fois dans l’annuaire de 1996/97, sous l’adresse privée de Katrin Pfister à Corcelles-le-Jorat, cette dernière étant qualifiée d’«administrateur unique».

Un cas particulier: la Poterie artistique de Jules Merminod, 1907-1912

Au Musée de la vigne, du vin et de l’étiquette installé au château d’Aigle, nous avons trouvé un pichet en terre cuite engobée avec décor en relief moulé, modelé et appliqué figurant des branches de vigne et un motif maçonnique (MVVE 5095). La conception générale du décor s’inspire manifestement des fameux pichets patronymiques des poteries Knecht (voir par exemple MVVE 2411 et MVVE 2355). La forme quant à elle, est une création parfaitement originale. La facture est de bonne qualité, parfaitement comparable à celle des pichets issus des poteries Knecht.

Fait exceptionnel pour ce type de production, l’objet présente une signature gravée sur sa base: «J. Merminod – Poterie artistique – Chavannes-Renens – Vaud». Supputant l’existence d’une poterie jusqu’ici inconnue à Chavannes, nous sommes retournés aux annuaires; et dans l’Indicateur vaudois des années 1907 à 1912, nous trouvons effectivement un Jules Merminod (son prénom est parfois abrégé en «J.-L.») à Chavannes, sous le libellé «Poterie artistique», immédiatement après la Poterie moderne S. A., précédée, quant à elle, du libellé «Fabrique de poterie». Détail significatif: au nom de Merminod est accolée la mention «Poterie moderne».

Nous en déduisons que Merminod ne disposait pas d’un atelier indépendant, mais qu’il exerçait son activité au sein même de la Poterie moderne, avec un statut particulier l’autorisant par exemple à signer sa production personnelle. Il est possible que ce statut lui fut accordé à la condition qu’il fasse bénéficier l’entreprise de son expertise. On relèvera par ailleurs que Merminod n’apparaît pas dans la Feuille officielle suisse du commerce en qualité d’entrepreneur. Après 1912, aucun Merminod potier n’est plus signalé dans les annuaires.

L’exemple du Château d’Aigle est un cas isolé à ce jour. On pourrait en déduire que la production personnelle de Merminod est restée relativement confidentielle et qu’il a probablement aussi collaboré au fonctionnement de la Poterie moderne. Notons aussi que sa position de potier d’art s’est tout de même maintenue pendant au moins cinq ou six années. Il est possible aussi, voire probable, qu’il n’ait pas signé toutes ses œuvres.

Sources

La presse vaudoise et genevoise, ainsi que les annuaires du canton de Vaud (consultés sur le site Scriptorium de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et sur le site letempsarchives.ch)
La Feuille officielle suisse du commerce, dès 1883 (consultée sur le site e-periodica.ch)

Bibliographie

Ferney-Voltaire 1984
Ferney-Voltaire. Pages d’histoire. Ferney-Voltaire/Annecy 1984.

Huguenin 2010
Claire Huguenin (éd.), Patrimoines en stock. Les collections de Chillon. Une exposition du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire de Lausanne en collaboration avec la Fondation du château de Chillon, Espace Arlaud, Lausanne et Château de Chillon. Lausanne 2010.