Céramiques de Couvet ? Faïences, «covets» et autres terres cuites
Le passé céramique de Couvet (Val-de-Travers), faute de sources solides, a donné lieu à de nombreuses spéculations vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle. L’hypothèse la plus audacieuse fut certainement celle qui postulait l’existence d’une production de vaisselle en faïence stannifère à Couvet dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce qui supposerait la maîtrise d’une technologie relativement complexe, connue il est vrai d’un certain nombre de poêliers en terre neuchâteloise, et peut-être même dans le Val-de-Travers.
La faïence «de Couvet» – L’idée fut lancée par Charles Alfred Michel et Alfred Godet en 1892, dans un court article qu’ils signèrent conjointement dans le Musée neuchâtelois (Michel et Godet 1892). Les auteurs y concluent, avec moult précautions oratoires, à l’existence d’une telle fabrication et s’efforcent d’en esquisser les contours, entreprise difficile car, selon eux, «les pièces […] de Couvet ont une analogie frappante avec celles des fabriques d’Alsace, de Delft ou de Marseille». L’article est illustré d’une planche gravée reproduisant notamment un plat du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel que nous attribuons aujourd’hui à la région de Lunéville (MAHN AA 1887) et une cafetière de la manufacture allemande de Durlach (MAHN AA 1709).
Dans les collections du Musée d’art et d’histoire et du Musée régional du Val-de-Travers, les faïences attribuées avec plus ou moins d’assurance à Couvet dans les anciens inventaires se révèlent d’une étonnante diversité: on y trouve des spécimens indiscutablement originaires de l’Est de la France (Lunéville et région, Épinal ou Rambervillers, dans les Vosges), du sud de l’Allemagne, de Delft et même des faïences fines luxembourgeoises ! (MAHN AA 1928; MAHN AA 1887; MAHN AA 2127; MAHN AA 2130; MRVT No 1; MAHN AA 1721; MAHN AA 1311; MAHN AA 2134; MAHN AA 2135; MAHN AA 2137; MAHN AA 2129; MRVT No 56; MAHN AA 1904; MAHN AA 1927 et 1920; MAHN AA 1709; MRVT No 90; MRVT No 92; MAHN AA 1998-15; MRVT No 73; MRVT No 45; MAHN AA 1926; MRVT No 49; MRVT No 2655c; MAHN AA 1905 et 1906; MRVT No 95; MRVT No 94; MRVT No 34; MRVT No 35; MRVT No 31 et 36; MRVT No 71; MRVT No 72; MAHN AA 2133; MAHN AA 1513; MAHN AA 1908 et 1914).
Dans la plupart des cas, ces exemples témoignent d’un savoir-faire et d’une technologie solidement éprouvés, qui ne sauraient être le fait, par exemple, d’un poêlier pratiquant la vaisselle à ses moments perdus. Bien au contraire, les faïences en question relèvent en général d’un type de production pré-industriel qui suppose un personnel et des installations d’une certaine importance; des conditions qui auraient certainement laissé des traces dans le patrimoine bâti local ou dans les documents d’archives.
Parmi les faïences supposées de Couvet, se trouve un groupe nombreux et parfaitement cohérent de bols, de tasses, de soucoupes, d’assiettes et de cafetières ornés de décors en polychromie ou en camaïeu violet de grand feu. Particulièrement bien représenté, le décor en camaïeu violet composé d’une maisonnette flanquée de deux arbres au feuillage posé à l’éponge est devenu pour ainsi dire emblématique de la «faïence de Couvet» (par exemple MAHN AA 1998-15; MRVT No 73; MRVT No 94; MRVT No 34; MRVT No 35). Le Musée régional du Val-de-Travers en possède à lui seul une cinquantaine d’exemplaires.
Or, par leurs formes, leurs marques de peintre et certains de leurs décors, ces faïences s’inscrivent indiscutablement dans la production de la manufacture de Durlach, dans le Bade-Wurtemberg (Durlach 1975). S’appuyant sur des recherches récentes, René Simmermacher, spécialiste de la céramique du sud de l’Allemagne, suggère cependant d’attribuer certaines de ces faïences à la manufacture de Mosbach (Bade-Wurtemberg), un établissement fortement influencé par Durlach (notamment MRVT No 56; MAHN AA 1904; MAHN AA 1998-15; MRVT No 73; MRVT No 94).
Une présence aussi marquée de ce type de faïence en terre neuchâteloise, et singulièrement dans le Val-de-Travers, est évidemment surprenante. Durlach a certes exporté ses produits vers la Suisse, mais le phénomène est surtout sensible dans les régions limitrophes du sud de l’Allemagne. En l’occurrence, et particulièrement dans le cas des décors «à la maisonnette» du premiers tiers du XIXe siècle, on ne peut que supposer une circonstance particulière: un échange commercial en lien avec l’exportation horlogère ou le passage d’un marchand ambulant allemand ?
Les «covets» – Les collections neuchâteloises comportent quatre exemples de braséros en terre cuite glaçurée clairement issus d’un seul et même atelier, dont la localisation reste cependant à déterminer (MLS 270307; Valangin No 5; MRVT No 98; MLS 270308).
Les registres muséaux ne nous livrent aucune précision utile quant à leur provenance, même si la tradition locale veut que ces «covets», comme on les désigne dans le parler régional, soient originaires de Couvet. Selon une interprétation encore largement répandue mais sérieusement mise en doute par les linguistes, le toponyme serait même dérivé du nom «covet», à telle enseigne que les anciennes armoiries de Couvet, adoptées en 1890, comportaient trois braséros enflammés. Le toponyme – sous sa forme la plus archaïque de Covès – est attesté dès le XIVe siècle, «bien avant qu’on pût y fabriquer des covets», comme le relève justement William Pierrehumbert (Pierrehumbert 1926, 155).
Il ne fait pas de doute que le territoire de Couvet ait abrité l’une des plus grandes concentrations de potiers du canton aux XVIIIe et XIXe siècles: on en comptera dix-sept en 1817 (Montandon 1921, 219). Mais comme le constatait Léon Montandon en 1921 déjà, rien ne permet d’affirmer qu’ils aient fabriqué des «covets».
Une origine possible pourrait être Bonfol, dans le Jura, un centre de production réputé loin à la ronde pour ses poteries résistantes au feu, au moins depuis le XVIIe siècle. En 1809, Bonfol comptait une trentaine de potiers qui écoulaient leurs marchandises dans les foires des Franches-Montagnes, de La Chaux-de-Fonds ou de Neuchâtel, sans parler de la Suisse alémanique (Amweg 1941, 344-347). D’un point de vue technologique, voire stylistique, ces objets pourraient s’insérer dans la production de Bonfol (Babey 2003). Le problème réside dans le fait qu’aucun objet de ce type n’a pu être localisé à ce jour en Ajoie ou dans le reste du Jura, fût-ce dans des collections ou parmi des objets de fouille (Communication d’Ursule Babey). La question de la provenance des «covets» neuchâtelois reste donc problématique.
La poterie des Champs Girard – Des potiers des familles Borel et Petitpierre sont attestés au lieu-dit des Champs Girard, sur les hauts de Couvet, entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle. Le dernier potier connu, Jules Petitpierre (1839-1913), y pratiquait apparemment la technique de la terre cuite engobée, parfois «grossièrement décorée, dans le genre de celle de Porrentruy». Les décors étaient peints au barolet et aux engobes polychromes «comme à Heimberg» (Michel et Godet 1892, 59; Petitpierre 1965).
Le four des Champs Girard a été démonté en 1942, à l’occasion d’une restauration du bâtiment, les objets trouvés sur place à ce moment-là étaient des pots, des jattes et des pots couverts (du genre des «toupines» produites notamment chez les Knecht à Colovrex), à fonds d’engobe brun foncé ou beige (Petitpierre 1965, photographie noir-blanc, p. 5).
Le Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel conserve trois objets (MAHN AA 2065; MAHN AA 3289; MAHN AA 1784) attribués à la poterie des Champs Girard dans les anciens inventaires et qui pourraient être les œuvres du grand-père de Jules Petitpierre, Henri-Louis Borel-Vaucher.
Roland Blaettler
Texte paru initialement dans: Blaettler/Ducret/Schnyder 2013, 35-36, 60, 194 – Dernière mise à jour: mars 2019
Bibliographie
Amweg 1941
Gustave Amweg, Les arts dans le Jura bernois et à Bienne, t. II: Arts appliqués, Porrentruy 1941.
Babey 2003
Ursule Babey, Produits céramiques modernes. Ensemble de Porrentruy, Grand’Fin, Porrentruy 2003.
Blaettler/Ducret/Schnyder 2013
Roland Blaettler/Peter Ducret/Rudolf Schnyder, CERAMICA CH I: Neuchâtel (Inventaire national de la céramique dans les collections publiques suisses, 1500-1950), Sulgen 2013.
Durlach 1975
Durlacher Fayencen, 1723–1847, Ausstellungskatalog, Badisches Landesmuseum Karlsruhe, Karlsruhe 1975.
Michel et Godet 1892
Charles Alfred Michel et Alfred Godet, Les faïences du Val-de-Travers, in: Musée neuchâtelois, 1892, 55-61.
Montandon 1921
Léon Montandon, Potiers de terre neuchâtelois, in: Musée neuchâtelois, 8, 1921, 217-220.
Petitpierre 1965
André Petitpierre, La poterie de Couvet, in: Feuillet Dubied, 9, 1965, 4-5.
Pierrehumbert 1926
William Pierrehumbert, Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand, Neuchâtel 1926.
