Roland Blaettler 2019
Dans le registre des faïences fines issues des deux fabriques historiques établies à Nyon, avec une succession d’une dizaine de raisons sociales différentes pour le XIXe siècle, la documentation publiée jusqu’à ce jour était d’une extrême indigence. Nous avons tenté de pallier au mieux cet état de fait en consultant certains fonds des Archives communales de Nyon, notamment les procès-verbaux de la Municipalité; pour les périodes plus récentes, nous avons trouvé maintes informations précieuses dans la presse vaudoise, notamment par l’intermédiaire de la plate-forme «Scriptorium» élaborée par la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne. Cependant, le temps disponible pour ce type d’investigations est forcément compté dans le cadre d’un projet tel que le nôtre et nous avons souvent dû procéder par sondages. Des recherches d’archives plus systématiques et un élargissement du champ de recherche s’imposeraient dans ce domaine évidemment moins prestigieux que celui de la porcelaine, et qui comporte encore de nombreuses zones d’ombre.
La première tentative d’esquisser un historique de la faïence fine nyonnaise prit la forme d’un article non signé paru dans le Journal de Nyon des 6 et 11 avril 1893 sous le titre «Industrie de Nyon: La porcelaine et la poterie à Nyon». Ce texte avait été rédigé par Jules Michaud, le directeur de la Manufacture de poteries fines, l’entreprise qui descendait en ligne directe de l’ancienne manufacture de porcelaine (voir ci-dessous). Michaud se basait alors sur les minces archives de la manufacture, aujourd’hui déposées aux Archives communales de Nyon (ACN, R 810, Fonds Fernand Jaccard – Ce carton d’archives comporte également le tapuscrit de la petite étude de Michaud). Ce fonds contient presque essentiellement une série d’actes notariés relatifs à certains transferts de propriété à la tête de la manufacture ou à des acquisitions de terrains intervenus au XIXe siècle. Les documents plus tardifs concernent uniquement les démarches liées à l’engagement d’Albert Jaccard au poste de directeur de la Manufacture de poteries fines de Nyon en 1936.
Aloys de Molin aborde plutôt brièvement le chapitre de la production de faïence fine à Nyon, en relation avec la réorganisation de la manufacture de porcelaine, lorsque Dortu et ses associés décidèrent de se lancer eux-mêmes dans ce type de fabrication en 1809 (De Molin 1904, 73 et 74). Il documente surtout l’épisode de la liquidation de la manufacture en 1813, la création de la nouvelle société exclusivement vouée à la faïence fine, sous la raison sociale de «Bonnard et Cie», et l’arrivée de Jean-Louis Robillard dans l’entreprise, toujours sur la base des archives d’entreprise citées plus haut (De Molin 1904, 74-79).
Dans sa contribution de 1918 intitulée «Faïenceries et faïenciers de Lausanne, Nyon et Carouge», Thérèse Boissonnas-Baylon s’intéresse exclusivement à l’épopée lémanique de ses ancêtres Baylon. Elle fut la première à entreprendre des recherches systématiques dans les archives cantonales vaudoises ainsi que dans les fonds communaux de Lausanne et Nyon sur ce thème jusque-là délaissé. Encore aujourd’hui nos connaissances sur la première manufacture de faïence fine, depuis l’installation à Nyon de Moïse I Baylon jusqu’à la mort de Georges-Michel de Niedermeyer, reposent essentiellement sur ses travaux (Boissonnas-Baylon 1918, 69-83).
En 1985 Edgar Pelichet tenta de dresser un tableau complet de l’industrie faïencière nyonnaise, qui englobait également la période contemporaine, jusqu’à la fermeture de la Manufacture de poteries fines en 1978. L’auteur s’inspira largement des travaux de ses prédécesseurs et de témoignages d’anciens collaborateurs des différentes entreprises, sans produire de références précises sur ses différentes sources. L’opuscule de Pelichet est entaché de tellement d’imprécisions et d’erreurs qu’il ne peut être utilisé qu’avec la plus grande prudence (Pelichet 1985/2).
Pour notre part, nous avons subdivisé la présentation des différentes manufactures de faïence fine qui se sont succédé à Nyon entre la fin du XVIIIe et le XXe siècle en trois volets: La première manufacture (voir «Nyon, Les manufactures de faïence fine (1)» – La seconde manufacture – La Manufacture de poteries fines de Nyon S. A.
La seconde manufacture
– Dortu & Cie, 1807-1813
– Jean-André Bonnard & Cie, 1813-1814/18
– Robillard et Cie, 1818-1832/33
– Période Delafléchère, 1833 (?)-1845
– François Bonnard, 1845-1859
– Bonnard & Gonin, 1859-1860
– Manufacture de poteries S. A., 1860-1917
– Collaboration avec Pflüger Frères et Cie, 1878-1883
– Collaboration avec Nora Gross, 1916-1918
La manufacture de porcelaine dirigée par Jacob Dortu aura souffert tout au long de son histoire d’un décalage néfaste entre le volume de la production et l’écoulement de cette dernière: les investissements, les stocks et les dettes ne cessaient d’enfler, mais les ventes ne suivaient pas au même rythme. En 1801 l’ancienne société fut dissoute au profit d’une nouvelle entité («Dortu, Soulier, Monod & Cie»). Un Livre de fabrique rédigé à l’occasion dressait un bilan lucide de la situation et préconisait d’orienter les activités vers des produits «plus avantageux», de ne «faire des dessins riches que ce qu’il faut pour orner et assortir le magasin» (Archives du Château de Nyon, inv. 4189). Parallèlement à cette réorientation de la production porcelainière, Jacob Dortu cherchera à développer d’autres produits moins coûteux, inspirés de ce qui se pratiquait dans l’industrie céramique anglaise, notamment chez Wedgwood, à Etruria (Staffordshire).
Dès le début des années 1790, Dortu avait tenté de s’assurer des sources de revenus complémentaires en distribuant justement les produits de la maison Wedgwood, principalement des faïences fines et des grès fins. Soucieux désormais de diversifier sa propre production en développant des variétés de céramiques plus avantageuses, susceptibles de toucher un plus large public, il s’inspirera largement des innovations proposées par l’industrie anglaise.
«Terre étrusque» – La première nouveauté introduite par la manufacture sera la «terre étrusque», caractérisée par un tesson brun-rouge dense et fin, cuit à une température suffisamment haute pour le rendre imperméable, cette variété se présentant toujours à l’état de biscuit, sans aucun revêtement vitrifié. L’analyse chimique de ce produit reste à faire, mais on est tenté de le rapprocher d’une sorte de grès fin. Les décors sont invariablement peints à l’émail noir, conférant à cette production un aspect qui évoque évidemment la poterie gréco-romaine. Les décors figurés sont d’ailleurs toujours conçus, souvent assez maladroitement, comme des scènes «à l’antique».
Dans les livres de comptes, cette production apparaît en 1807, sous le terme générique de «poterie». On trouve aussi, sous cette rubrique, des termes plus spécifiques comme «terre d’Egypte» ou «Nankin» qui se réfèrent probablement à différentes nuances de couleur; le dernier nom désigne peut-être une terre beige-jaune, comme nous en avons rencontré à une ou deux reprises.
Les spécimens de «terre étrusque» qui sont parvenus jusqu’à nous sont relativement rares. D’un point de vue formel, Dortu reprendra grosso modo les formes de la porcelaine, notamment pour les tasses, les bols et les théières, ainsi que pour certains sucriers (MHPN MH-FA-3098; MHPN MH-FA-3063; MHPN MH-2013-13; MHPN MH-FA-1357; MHPN MH-FA-1280; MHPN MH-FA-3062; MHPN MH-FA-1356; MY EPM.Alim.71).
Pour d’autres modèles de sucrier et pour les différents pots – à lait, à eau ou à crème – il imagina de nouveaux profils, généralement plus arrondis et fluides (MHPN MH-FA-3095; MHPN MH-FA-3096; MHPN MH-FA-1267; MHPN MH-FA-3065; MHPN MH-1995-60). Les ornements en relief, aux attaches des anses par exemple, sont rares (MHPN MH-FA-3096).
Sous la rubrique «poterie», les livres de comptes de la manufacture mentionnent aussi des formes apparemment plus ambitieuses ou décoratives, comme ces «vases étrusques», «vases à tremper», «vases à oignons» ou «grands cornets», et même des «pots d’apothicaire». Pelichet reproduit un vase avec deux prises en forme de mascaron féminin, un objet qu’il situe au musée de Nyon mais que nous n’avons jamais retrouvé (Pelichet 1985/2, fig. p. 25). Le Musée national à Zurich conserve de son côté un pot à panse en forme d’urne sur piédouche et muni d’un goulot, qualifié de «cafetière» (SNM LM-24253); nous sommes tenté d’y voir plutôt une chevrette, par analogie avec une autre chevrette en faïence fine, récemment découverte dans la collection Reber (Unil MH-RE-522). La «cafetière» de Zurich est très lourde, trop lourde à notre sens pour le service à table. Si notre point de vue se confirmait, nous aurions identifié le premier pot de pharmacie en «terre étrusque», une spécialité attestée dans les archives comptables.
Les livres de comptes ne nous fournissent des données que pour les années 1807 et 1808; au vu des quantités indiquées, il est évident que cette production est restée un phénomène liminaire.
Les «terres étrusques» portent généralement une marque estampée «DORTU et C.e» (MHPN MH-FA-1280) ou «Dortu et C.e» (MHPN MH-FA-3095).
Grès fin noir – Dortu s’essaya également au grès fin noir teinté dans la masse et moulé, à la manière du Black basalt de Wedgwood (MHPN MH-FA-1365; MHPN MH-FA-1364). La production commença apparemment en même temps que les «terres étrusques». Bien que les très rares exemples connus de ces grès fins noirs soient plutôt réussis, cette production a probablement été abandonnée pour des raisons économiques, le procédé de fabrication étant trop complexe et trop coûteux. Les livres de comptes contiennent quelques rares mentions de «poteries noires», notamment avec «décor rouge».
Les quelques marques estampées observées sur des grès noirs reprennent la formule «DORTU et C.e» (MHPN MH-FA-1365).
Faïence fine – L’objectif premier de Dortu était évidemment d’imiter le produit phare de la céramique anglaise moderne, la faïence fine (appelée «terre de pipe» au sein de la manufacture). La production ne sera apparemment viable qu’à partir de 1809, après plusieurs années d’expérimentations coûteuses, si l’on en croit le rapport dressé au moment de la liquidation de la manufacture en 1813 (voir plus bas).
Entre-temps, l’entreprise avait connu un nouveau remaniement: à compter du 1er janvier 1809, l’ancienne société simple fut remplacée par une société par actions. Les statuts de la société «Dortu, Soulier, Doret & Cie» datés du 9 décembre 1808 énoncent clairement son but: «la fabrication et la vente des porcelaines, terre[s] de pipes et poteries étrusques» (Bonnard 1934/1, 115).
Le résultat des recherches conduites par Dortu s’avérera des plus convaincants: un produit en tous points comparable aux meilleures faïences fines européennes de l’époque. Et Dortu ne ménagea pas ses efforts pour le rendre attractif, en élaborant des formes parfois complexes, comme des corbeilles à paroi ajourée, des vases sur piédouche avec prises en forme de mascaron ou encore des vases cornets (MHPN MH-FA-1053; MBS 1908.38; MHPN MH-FA-4100).
Dans le domaine du décor peint, il développera toute une gamme de motifs qui vont des frises végétales les plus sobres – un peu dans le genre de certains décors de Wedgwood (MHPN MH-FA-3070) – jusqu’aux paysages en camaïeu selon une formule très répandue dans les fabriques françaises de l’époque (MHPN MH-FA-4102), en passant par des compositions sur plusieurs registres avec une maîtrise de la polychromie qui ne sera plus jamais égalée dans les manufactures nyonnaises du XIXe siècle (MHPN MH-FA-1053; MHPN MH-FA-4100).
Dortu appliquera également le décor imprimé, probablement avant ses concurrents de Carouge, avec des sujets de costumes suisses ou des vues de monuments romains (MHPN MH-FA-2288; MHPN MH-FA-2289; MHPN MH-FA-1803; MHPN MH-FA-2290).
L’inventaire dressé en vue de la liquidation de la manufacture en janvier 1813 fait état d’un stock de faïences fines d’une valeur de plus de 25 361 livres, contre 3585 livres en «terres étrusques» et 85 326 livres en porcelaines; étant entendu que les porcelaines représentaient certainement davantage que quatre années de production (Archives du Château de Nyon, inv. 4193).
La même année encore, Jacob Dortu s’installera à Carouge pour y monter une nouvelle entreprise, en association avec son gendre Bernard Henri Veret et un neveu de ce dernier, Auguste Bouverot (voir le chapitre «Les manufactures de faïence fine de Carouge»). Dans un premier temps, sa production carougeoise sera très similaire à celle des années nyonnaises. Dans de nombreux cas, les marques estampées («Dortu et C.e» à Nyon – «Dortu, V. et B.» ou «Dortu, Veret et Ce» à Carouge) permettent de distinguer les produits issus de l’un ou l’autre site.
Certaines catégories de pièces munies d’une base étroite, comme les bols, les tasses ou les pots à crème, ne comportent cependant pas de marque; quelle que soit la manufacture d’ailleurs. Dans de tels cas, il n’est pas toujours possible de lever l’ambiguïté. Nous ne sommes pas certain du tout que la tasse ornée d’un semis de bleuets qui se situe dans la ligne directe des semis de la porcelaine avec ses rameaux feuillus (MCAHL 31645) soit bien nyonnaise.
C’est indéniablement du Dortu, mais le motif en question fut repris à l’identique dans sa fabrique carougeoise (MCAHL 30018bis; MHPN MH-FA-1826; MCAHL 29314bis; MCAHL 30072; MCAHL 30080). Les pièces arborant à la fois une marque de Dortu à Nyon et un décor de semis de bleuets sont rares: le Musée national conserve ainsi une théière cylindrique et un sucrier en forme d’urne sur piédouche (SNM LM-22841.1; LM-22841.2).
Les faïences fines de Dortu arborent en principe les mêmes marques estampées que les «terres étrusques»: «Dortu et C.e» (MHPN MH-FA-3180) ou «DORTU et C.e» (MHPN MH-FA-3070). On notera par ailleurs les variantes «DORTU ET C.e» (MHPN MH-FA-1803), «DORTU et C.» (MHPN MH-FA-4100) et «DORTU ET C.» (grandes italiques) (MHPN MH-FA-4101).
Cette dernière variante se retrouve uniquement sur des assiettes, elle s’accompagne souvent de repères de fabrication estampés, en forme de cercle ou d’astérisque. À ce stade de la recherche, nous ne disposons pas de suffisamment de données comparatives pour tenter d’interpréter ces différentes variantes.
Jean-André Bonnard & Cie, 1813-1814/1818
Face à la situation financière désespérée de la manufacture de porcelaine, de terre étrusque et de terre de pipe, les actionnaires désignèrent, le 31 janvier 1813, une commission de cinq membres présidée par Pierre-Louis Roguin de Bons (1756-1840) qui fut chargée de dresser un bilan et de formuler des propositions pour l’avenir. Aux yeux de la commission, le maintien d’une industrie céramique à Nyon passait par la dissolution de l’ancienne société «Dortu, Solier, Doret & Cie» et la création d’une nouvelle entité qui se limiterait à la fabrication de la faïence fine. Dans une séance plénière du 3 mars, l’Assemblée générale des actionnaires décida d’abandonner la marque estampée «Dortu et C.e» et de la remplacer sur les futurs produits par «Commandite de Nyon», ou par la formule abrégée «Comte de Nyon». Une marque que nous n’avons pas rencontrée à ce jour.
Elle n’a probablement jamais eu l’occasion d’être appliquée: en avril déjà, Jean-François Delafléchère, Pierre-Louis Roguin de Bons et Jean-André Bonnard (1780-1859) se portaient acquéreurs de la manufacture et du secret de fabrication (Archives du Château de Nyon, Protocole de la liquidation de 1813; De Molin 1904, 74-79). Le 23 mai 1813, l’assemblée des actionnaires ratifiait la vente de l’entreprise à une société en commandite formée de Jean-François Delafléchère, Jean-André Bonnard, Moïse Bonnard, son père, Pierre-Louis Roguin de Bons, Augustin-Alexandre Bonnard et André-Urbain Delafléchère de Beausobre (De Molin 1904, 82 – L’identité des propriétaires est attestée dans deux actes notariés datés de 1814 et de 1817 et portant sur des achats de terrains, Archives communales de Nyon [ACN], R 810).
Le secret de fabrication était détenu par son principal artisan, Jacob Dortu, qui rechignait à le partager. Arguant du fait que si Dortu avait pu mettre au point son procédé, c’était bien grâce aux moyens mis à disposition par la société, la commission finit par convaincre l’arcaniste de céder son secret, moyennant un dédommagement d’un montant de 200 louis. L’affaire conclue, Dortu quittera Nyon pour Carouge en juin 1813.
Le secret de fabrication fut confié à Jean-André Bonnard, qui prenait en même temps la direction de l’établissement. La nouvelle raison sociale s’intitulait «Jean-André Bonnard & Cie» et la marque estampée sur les produits «Bonnard et C.e» (MHPN MH-FA-3183; MHPN MH-FA-10015).
Contrairement à ce que prétendit Pelichet, la période «Bonnard et Cie» ne nous a pas laissé que des objets dépourvus de décor. En réalité la fabrique poursuivra le style ornemental de Dortu, sous une forme certes simplifiée: bordures végétales monochromes (MHPN MH-FA-4070; MHPN MH-FA-4418A) ou semis de bleuets, désormais privés du motif secondaire des rameaux feuillus brun-ocre (MHPN MH-2009-7B).
Elle innovera même, en proposant des galons et des filets peints à l’engobe brun-rouge sous couverte (MHPN MH-FA-10016; MHPN MH-FA-10017; MHPN MH-2010-61), une formule qui sera reprise par Robillard.
Sur le plan des formes, la manufacture continuera à produire des modèles aussi complexes que les corbeilles ajourées, en tous points comparables à celles de la période de Dortu (MAG 016840 et 016841; Valangin 9361b VAL).
Robillard et Cie, 1818-1832/33
Le 17 décembre 1814, la société «Jean-André Bonnard et Cie» faisait l’acquisition d’un lopin de terre appartenant à une voisine afin de gagner en superficie. L’acte notarié mentionne, en plus des copropriétaires déjà nommés, un certain Jean-Jacques-Louis Robillard de Genève (ACN, R 810).
Robillard, un homme d’affaires venu de Genève, avait été reçu habitant de Nyon le 21 juin 1813 (Pelichet 1985/2, 27). On le dit Français né à Genève. De Molin estime que la charge directoriale étant devenue trop lourde pour Bonnard, on fit appel à Robillard pour prendre la «direction effective» de la manufacture dès 1814 (De Molin 1904, 84-85). Nous ignorons si de Molin disposait d’une autre source ou s’il a simplement interprété l’information livrée par l’acte ci-dessus. Le changement de direction serait-il intervenu entre le 17 et le 31 décembre 1814 ? En 1818, un acte notarié daté du 2 juin atteste que Moïse et Jean-André Bonnard vendirent leurs parts (équivalant à un sixième chacune) aux quatre copropriétaires restants, «André-Urbain De La Fléchère de Beausobre (1754-1832), Pierre-Louis Roguin de Bons (1756-1840), Jean-François De La Fléchère et Jean-Jacques-Louis Robillard … acquéreurs indivis» (De Molin 1904, 85; ACN, R 810). Augustin-Alexandre Bonnard-Crousaz n’apparaît plus; il s’était manifestement retiré avant la transaction puisque chaque copropriétaire détenait un sixième de l’ensemble des biens au moment de la vente.
Il n’est pas exclu que la modification de la raison sociale ne soit intervenue qu’à ce moment-là, après le départ de Jean-André Bonnard, contrairement à ce que postule de Molin, et Pelichet après lui. Notons que l’acte notarié en question précise: «Intervenant les promesses de garanties, de troubles, évictions et autres clauses de droit, toutes fois la présente garantie ne déroge en rien à la décharge sous seing privé relative à la société Jean André Bonnard & Compagnie».
Une fois encore la raison sociale sera donc modifiée: elle s’intitulera désormais «Louis Robillard & Compagnie». Quant à la marque de fabrique estampée, elle se résumera au patronyme du directeur: «ROBILLARD».
Sous la nouvelle direction, l’entreprise se développa de façon réjouissante, à en croire Jules Michaud (voir plus haut). Dans la Gazette de Lausanne du 28 août 1821 (p. 3) parut l’annonce suivante: «MM. L. Robillard & comp., propriétaires-directeurs de l’ancienne fabrique de porcelaine et de terre de pipe à Nyon, préviennent les consommateurs de Payerne et environs que, n’ayant dans cette ville aucun dépôt de leurs articles, dont la qualité supérieure est généralement connue, ils peuvent leur adresser directement leurs demandes, qu’ils rempliront avec tous les soins convenables, à des prix et conditions extrêmement avantageuses [sic] à l’acheteur».
En 1824, les entrepreneurs nyonnais se sentaient suffisamment en confiance pour se lancer dans une nouvelle entreprise, au-delà des frontières nationales. En 1822, Jean-Marie et Joseph Marie Charmot, deux notables de Sciez, non loin de Thonon (Haute-Savoie), avaient reçu du roi de Sardaigne un privilège pour la fabrication de faïences fines et de faïences dans la poterie qu’ils possédaient dans le hameau de Jussy (Maire 2008, 437). Ne maîtrisant pas la technologie nécessaire à cette reconversion, les frères Charmot proposèrent à Robillard et Cie de s’intéresser à leur entreprise en qualité de commanditaires, «sous la condition de leur transmettre le secret de la fabrication».
Un traité fut passé entre Robillard, dûment investi d’une procuration, et les Charmot le 13 mars 1824. Pelichet reproduit un document signé des propriétaires nyonnais en date du 24 avril, qui fixe les modalités d’application de ce contrat (Pelichet 1985/2, 30 et 31). Les Nyonnais investissaient 40 000 livres de Savoie et avaient naturellement droit à leur part des bénéfices. De Molin fait état d’un courrier daté de 1826, dans lequel il apparaît que les frères Charmot demandaient un délai pour le paiement de leurs intérêts; il en déduit que les affaires marchaient mal (De Molin 1904, 86). Probablement pas plus mal que dans la plupart des établissements de ce genre. Toujours est-il que la manufacture savoyarde fonctionna sans interruption jusqu’en 1839 et qu’elle reprit le travail dès l’année suivante, sous une raison sociale légèrement modifiée; elle fermera ses portes en 1848 (Maire 2008, 440). Nous ignorons à quel moment les investisseurs vaudois se retirèrent de l’affaire.
Quant aux produits de Jussy, ils sont d’une qualité parfaitement comparable à celle des faïences de Nyon (voir par exemple MHPN MH-FA-466; MHL AA.MI.2265; Unil MH-RE-331; Unil MH-RE-332; Unil MH-RE-333).
Pour en revenir à Nyon, Aloys de Molin constate que le départ de Robillard de la manufacture reste entouré de mystère, se bornant à relever qu’il la «dirigeait encore avec plein succès en 1832» (De Molin 1904, 86). L’auteur se réfère probablement à l’Almanach pour le commerce et l’industrie publié à Lausanne en 1832 qui mentionne bel et bien la maison «L. Robillard et Compe, fabrique de terre de pipes» (p. 77). Cet annuaire était publié sous les auspices du Bazar vaudois récemment créé par Louis Pflüger et Benjamin Corbaz. On notera au passage que la maison Robillard compta parmi les premiers manufacturiers vaudois à mettre leurs produits en vente au Bazar (Le Conteur vaudois, No 46, 1881, 1-2). Pelichet sera plus catégorique, en affirmant purement et simplement que Robillard se serait retiré de l’affaire en 1832 (Pelichet 1985/2, 27). Une fois de plus, l’auteur ne cite pas ses sources et nous supposons que son assertion repose simplement sur une interprétation un peu forcée du passage précité de l’ouvrage de Molin. En réalité les choses ne sont pas si simples: dans l’édition du 11 octobre 1833 de la Gazette de Lausanne (p. 5) nous trouvons en effet un entrefilet expliquant que l’intendant général des péages annonçait des réductions de droits d’entrée sur les matières premières et la suppression des droits de sortie du canton sur les produits fabriqués pour une série d’établissements, dont… «MM. Robillard et Ce à Nion [sic], fabrique de poterie fine». Cette raison sociale était-elle toujours en vigueur en 1833 ? L’intendant des péages n’aurait-il pas été informé d’une éventuelle modification ? On peut aussi imaginer que le décès d’André-Urbain Delafléchère, en 1832 justement, a pu provoquer pour une raison ou une autre le départ de Robillard.
Quoi qu’il en soit, de Molin estimait que le départ de Robillard avait porté un coup sévère, voire fatal à l’entreprise (De Molin 1904, 86). Dans un historique de la manufacture nyonnaise publié par la Gazette de Lausanne du 22 mars 1879 (p. 3), le journaliste, qui se réfère probablement à des renseignements fournis par le directeur de l’époque, Jules Michaud, ne tarit pas d’éloges sur l’activité de Robillard, «dont la régularité, la fermeté, l’esprit d’ordre et d’économie donna à cette fabrique une réputation de droiture dont les vieillards de Nyon se souviennent encore. M. Robillard se retira, laissant à ses successeurs une industrie prospère et des données exactes sur le mode de fabrication; ce qui ne les empêcha pas de faire de mauvaises affaires».
Dans le corpus des faïences fines de Nyon parvenues jusqu’à nous, la production de Robillard est logiquement mieux représentée que celles des périodes précédentes, étant donné sa relative longévité. Le décor peint se développa d’abord dans la droite ligne de la période antérieure, avec des frises végétales et des semis de bleuets (MAF C 455; MHPN MH-FA-4664; MHPN MH-FA-4665; MHPN MH-FA-4668; MHPN MH-FA-4666O et -4667L; MHPN MH-FA-4669D; MHPN MH-FA-2806; MHPN MH-FA-1802; MHPN MH-FA-3882; MHPN MH-FA-3882bis).
Robillard reprendra, de manière plus radicale, les décors à l’engobe brun de Bonnard (MHPN MH-2005-2C; MHPN MH-2005-2A; MHPN MH-2005-2B), il renouera aussi avec les paysages en camaïeu (bleu en l’occurrence) posés dans des médaillons circulaires ou sans encadrement.
Certains motifs de ce type sont peints avec un soin remarquable (MHPN MH-FA-3905; MHPN MH-FA-4733; MHPN MH-FA-4734; MHPN MH-FA-4735; MHPN MH-FA-4736), d’autres relèvent d’un style plus spontané (MHPN MH-FA-3387; MHPN MH-FA-1823), d’autres encore témoignent d’une liberté de trait quasiment débridée (MHPN MH-FA-3389; MHPN MH-FA-4074).
On serait tenté de considérer les premiers exemples comme les plus précoces, n’était ce pot à lait au décor très soigné mais avec une marque que nous attribuons en principe à la période suivante (MHPN MH-FA-1822).
C’est apparemment sous Robillard que le motif «Aux Immortelles» emprunté à la porcelaine fit son entrée dans le répertoire de la faïence fine (MHPN MH-2015-527 – voir aussi un pot à lait au MAG 018469).
Robillard réintroduira le décor imprimé (nous ne connaissons aucun exemple de ce type pour la période de Bonnard), avec les sujets classiques de costumes suisses d’après des petits maîtres suisses comme Franz Hegi (MHPN MH-1999-104; MHPN HM-2009-6) ou des vues de Suisse inspirées des illustrations lithographiées des Lettres sur la Suisse de Désiré-Raoul Rochette et al. parues entre 1823 et 1832 (MHPN MH-FA-3212); dans cette même série, le Musée Ariana conserve une assiette figurant les chutes du Rhin (MAG 018464).
Pour ce qui est des formes, Robillard développera considérablement l’assortiment en proposant différentes versions de soupières ou de terrines (MHPN MH-FA-1658; MHPN MH-2015-366; MHPN MH-FA-4073) ainsi que des plats chauffants (MHPN MH-FA-3882; MHPN MH-2003-117; MHPN MH-FA-3184). Le Musée national conserve une élégante terrine ovale sur piédouche munie d’anses hautes (SNM LM-86565). La manufacture pérennisa certaines formes éprouvées comme les inévitables corbeilles, quasi identiques à celles des périodes précédentes (MHPN MH-FA-3186; Valangin 9360b et 9361a VAL; MAHN AA 1406 et 1407). À côté de la théière cylindrique héritée de la porcelaine, Robillard introduisit une formule modernisée avec cette théière à panse bombée et parapet oblique (MHPN MH-FA-3111).
Le Musée Ariana conserve, entre autres, deux types de cafetières sur piédouche, à panse piriforme ou ovoïde et parapets évasés (MAG 015131 et AR 12605), une veilleuse-réchaud (MAG 014818) et un petit plat ovale à décor en relief tiré d’un ancien moule de la manufacture de porcelaine (MAG 018461 – pour le modèle en porcelaine, voir MHPN MH-PO-1544; MHPN MH-PO-4277A et -B).
Pelichet fait référence à un tarif imprimé de Robillard conservé au musée de Nyon, que nous n’avons pas retrouvé, et qui mentionnerait, entre autres produits plus conventionnels, des vergettes pour les dents (cure-dents), des bénitiers, des crachoirs de chambre et de lit, des palettes pour peintres, ainsi que les bustes de Voltaire et de Rousseau (voir MHPN MH-FA-1663; MHPN MH-FA-1495 – Pelichet 1985/2, 26-28).
Période Delafléchère, 1833 (?)-1845
Après le décès en 1832 d’André-Urbain Delafléchère de Beausobre et le départ de Robillard, les parts sociales se partageaient désormais entre Pierre-Louis Roguin de Bons, Jean-François Delafléchère et les hoirs d’André-Urbain: Jules-François, un cousin de Jean-François, et Emmanuel-Théodore Delafléchère. L’identité des copropriétaires est confirmée dans un courrier adressé le 8 avril 1840 à Antoine Abram Hegg, conseiller municipal de Nyon, à propos d’un échange de parcelles et où il est stipulé que ces quatre personnages étaient «propriétaires indivis de la fabrique et des immeubles en dépendant» (ACN, R 810). Roguin de Bons mourra quelques mois plus tard, le 11 novembre 1840. Les hoirs de Roguin étant apparemment alliés aux Delafléchère (voir plus bas), on peut dire que la société était définitivement devenue une affaire de famille.
Selon Pelichet, qui ne cite toujours pas ses sources, la manufacture aurait été dirigée dès le départ de Robillard par Jules-François Delafléchère (Pelichet 1985/2, 32). Le même auteur estime également que c’est à ce moment-là que fut introduite la nouvelle marque estampée «NYON». En l’état de nos connaissances, nous faisons nôtre cette hypothèse de travail.
N’ayant trouvé aucune trace d’une raison sociale plus précise, nous utilisons ici l’expression un peu vague de «période Delafléchère».
En parcourant, dans les archives du MHPN, le carnet d’atelier de l’ingénieur lausannois Frédéric Gonin, qui se distinguera plus tard à la tête de la manufacture de Nyon (voir plus bas), nous sommes tombé, à propos d’un essai de cuisson de terre à cuire jaune, sur ces quelques mots énigmatiques: «À Casamène on brûlait …» Casamène est le nom d’un quartier industriel des faubourgs de Besançon (Doubs), qui abrita entre autres un établissement voué à la fabrication de faïences fines. Le passage en question suggère donc que Gonin aurait travaillé dans cette manufacture. Le petit chapitre consacré à cette fabrique dans l’ouvrage de Louis et Suzanne de Buyer sur les Faïences et faïenceries de Franche-Comté, non seulement confirme cette information, mais établit entre les entrepreneurs nyonnais et la faïencerie bisontine des liens essentiels que personne n’avait relevés à ce jour, du côté suisse. On y apprend en effet que la manufacture de Casamène (la première du genre installée sur ce site) fut fondée en 1841 par deux entrepreneurs venus de Nyon: «M. de Bons, ancien préfet du canton de Vaud, et M. de Flachère [sic]» (De Buyer et De Buyer 1983, 103 – les auteurs se réfèrent en outre à un acte officiel paraphé à Besançon le 2 juillet 1841).
De Bons a probablement participé à l’élaboration du projet, mais il n’a pas pu voir sa concrétisation, puisqu’il mourut le 11 novembre 1840. Ainsi donc, certains membres dirigeants de la fabrique nyonnaise auraient créé une seconde manufacture, sur sol français, quelques années après avoir repris les rênes de l’entreprise nyonnaise (pour quelques exemples de la production bisontine, voir MHPN MH-FA-3876-1; MHPN MH-FA-3876-2; MHPN MH-FA-3876-3; MHL AA.MI.991, MPE No 22). Frédéric Gonin, quant à lui, est cité en qualité de «conseiller technique» (De Buyer et De Buyer 1983, 104). L’entreprise semble avoir été florissante: elle aurait employé 120 ouvriers en 1844.
Ses faïences fines arborent des décors imprimés de couleur bistre, voire des décors bicolores combinant un motif bistre sur le fond des assiettes et des motifs bleus ou rouges sur le marli. Parmi les exemples illustrés dans l’ouvrage des de Buyer une assiette (De Buyer et De Buyer 1983, fig. 114) présente sur le fond une vue de Thoune en tous points identique à celle qui apparaît à peu près à la même époque sur des produits nyonnais (MHPN MH-FA-535; MHPN MH-FA-10023B).
Les ornements des marlis sont certes différents, mais la vignette centrale découle manifestement de la même gravure. Il semble évident que certains motifs ont circulé entre Nyon et Casamène, ce qui expliquerait la présence quelque peu exotique à Nyon de sujets illustrant la vie militaire en France, comme La croix d’honneur (MHPN MH-2003-127; MHPN MH-FA-10022; MHPN MH-FA-1827) ou cette représentation humoristique de la vie quotidienne dans les armées napoléoniennes, un genre extrêmement répandu dans les productions françaises (MHPN MH-2003-126).
Dans leur catalogue du Musée de Sèvres, Alexandre Brongniart et Denis-Désiré Riocreux citent à la rubrique «Casamène»: «Trois pièces faïence fine perfectionnée, à vernis dur boracifère, faites sous la direction de M. Gonin, ingénieur civil, 1844». Ce petit groupe d’objets comprenait une assiette «frise d’arabesque, vue de Zurich» et deux tasses «anglaises, fleurs et paysages». Tous ces décors étaient imprimés en bichromie, bleu et noir (Brongniart et Riocreux 1845, cat. N° 21). L’implication des Nyonnais dans la création de cet établissement et les rapports entre les deux productions mériteraient évidemment des recherches plus approfondies qui dépassent le cadre de notre travail.
Au début du mois de février 1845, Jean-François Delafléchère vint à mourir. Dans la Feuille d’Avis de Lausanne du 4 février 1845 (p. 1), le Tribunal du district de Nyon signalait le décès de l’ancien syndic et fixait les délais pour les interventions sous la rubrique «Bénéfices d’inventaires». Contrairement à ce qu’écrit de Molin (De Molin 1904, 86), c’est bien Jean-François et non Jules-François Delafléchère qui est mort cette année-là. Pelichet de son côté parle d’une faillite des deux cousins, Jean-François et Jules-François (Pelichet 1985/2, 32). Le fait est que les Delafléchère étaient en pleine déroute.
Dans son édition du 19 août 1845 (p. 4), la Gazette de Lausanne annonce que «les commissions du tribunal civil du district de Nyon, chargées de la liquidation des biens des trois masses de Jean-François Delafléchère, Emmanuel-Théodore Delafléchère et Jules-François Delafléchère, feront vendre par mises publiques le bel établissement situé à Nyon, appelé la Manufacture de porcelaine et de terre de pipe de Nyon […] La vente préparatoire aura lieu le 1er septembre […] et la vente définitive le lendemain.» Suite aux enchères citées ci-dessus, la vente effective de la manufacture fut officiellement enregistrée par-devant notaire le 11 novembre 1845, en présence des juges représentant les masses de Jules-François, d’Emmanuel et de feu Jean-François De La Fléchère, ces mêmes juges «agissant comme mandataires de Françoise-Louise, fille de feu Georges-Augustin Roguin, femme divorcée du prénommé Jean-François De La Fléchère, et d’Anne-Louise De La Fléchère, fille de feu André-Urbain De La Fléchère». Ces parties, «ensuite d’expédition aux enchères vendent à François Bonnard, fils de Jean-André, présent et acceptant, l’établissement de la manufacture de terre de pipe de Nyon […]» (ACN, R 810).
L’aventure franc-comtoise des entrepreneurs nyonnais connut elle aussi une fin brutale avec la faillite des Delafléchère à Nyon. Dès 1845 en effet, la manufacture de Casamène changea de propriétaires et d’orientation dans sa production (De Buyer et De Buyer 1983, 105).
Comme nous l’avons signalé plus haut, nous ignorons quelle était exactement la raison sociale de l’entreprise pendant la «période Delafléchère». S’agissant de la marque de fabrique, nous n’en voyons qu’une qui pourrait entrer en ligne de compte pour cette période: le «NYON» estampé.
Un objet en particulier nous livre à ce propos un indice intéressant, le pot à lait MHPN MH-FA-1822. Par la qualité de son tesson et de son décor peint, ce récipient se situe dans la suite directe des faïences ornées de paysages soignés avec marques «Robillard» cités plus haut. Et cet exemple de transition arbore effectivement la marque «NYON».
La manufacture des Delafléchère réalisait également des paysages en camaïeu exécutés dans un style moins minutieux (MHPN MH-FA-4390A; MHPN MH-FA-4390B; MHPN MH-FA-4390C; MHPN MH-FA-4390D) qui font écho aux paysages les moins soignés de l’ère Robillard (MHPN MH-FA-3387; MHPN MH-FA-1823; MHPN MH-FA-3389; MHPN MH-FA-4074).
Surviennent ensuite des paysages partiellement encadrés de végétation avec des éléments architecturaux bien présents (MHPN MH-FA-1820; MHPN MH-FA-1810; MHPN MH-FA-1807; MHPN MH-FA-1815; MHPN MH-FA-1811; MHPN MH-FA-1818; MHPN MH-FA-1809; MHPN MH-FA-1813; MHPN MH-FA-3981; MHPN MH-FA-4743), qui rappellent des sujets similaires pratiqués chez Baylon à Carouge (voir par exemple Dumaret 2006, ill. 4 et 5). À Nyon cependant, la manière est plus sommaire; on notera en particulier ces toitures triangulaires défiant toutes les lois de la perspective (MHPN MH-FA-1809; MHPN MH-FA-1821).
La manufacture produisit aussi des décors imprimés, reprenant en partie des sujets de l’époque de Robillard (ML 2012-20-1-B; ML 2012-20-1-C; ML 2012-20-1-D; ML 2012-20-1-E; ML 2012-20-1-A). Ces motifs, vues de Suisse, paysages lémaniques ou scènes militaires françaises, sont posés sur des assiettes de type classique (base plate, sans talon) et sur de nouvelles formes à pans coupés, comme ce pot à lait (MHPN MH-FA-1376).
Peu après 1840, probablement, apparut une nouvelle génération de décors imprimés où l’on retrouve parfois les mêmes sujets principaux, mais agrémentés d’une bordure décorative relativement complexe (MHPN MH-FA-4112; MHPN MH-FA-3907; MHPN MH-FA-535; MCAHL 31920; MCAHL 31919; MHPN MH-1998-106; MHPN MH-1998-104; MHPN MH-FA-3908; MHPN MH-1998-105; MHPN MH-1998-108; MHPN MH-FA-3113; MHPN MH-1998-109; MHPN MH-1998-33; MHPN MH-FA-10022; MHPN MH-FA-1827; MHPN MH-2003-126; MHL AA.46.B.3; MHL AA.46.B.4). Ces décors évoquent ceux de la manufacture de Casamène (voir ci-dessus et MHPN MH-FA-535).
Dans cette production, les profils des assiettes ont été complètement redessinés: la base est en retrait, l’assiette repose sur une sorte de talon formé par le prolongement de la paroi extérieure de la gorge.
Sur l’un des deux nouveaux modèles, le marli est remplacé par une aile évasée et godronnée (MHPN MH-FA-2917; MHPN MH-FA-10024; MHPN MH-FA-10025; MHPN MH-FA-10023B). D’une manière générale le profil des pièces est nettement plus fin et précis que sur les modèles d’assiettes plus anciens. Cette production sensiblement plus sophistiquée est probablement à mettre en rapport avec les recherches développées par l’ingénieur Frédéric Gonin à Casamène.
Elle s’accompagne d’une nouvelle marque de fabrique, imprimée dans la couleur du décor et souvent posée aux côtés du traditionnel «NYON» estampé: un écu aux armes vaudoises encadré par la mention «Canton de Vaud – Manufacture de Nyon». La marque existe en deux versions, selon que l’écu est flanqué d’épis de blé (MHPN MH-FA-3907) ou de branches de laurier (MHPN MH-1998-104). Sur les objets ornés d’un motif imprimé vert, la couverte présente systématiquement une coloration jaunâtre assez prononcée (par exemple MHPN MH-1998-105; MHPN MH-FA-1827).
Dans les collections vaudoises, ce nouveau type de production est représenté surtout par des assiettes, mais le Musée Ariana conserve dans cette même catégorie des pots à lait piriformes à pans coupés (MAG 001003, 018479), un sucrier en forme d’urne à couvercle incurvé (MAG 013490), une cafetière ovoïde sur piédouche munie d’un haut parapet incurvé (MAG 014447) et des tasses campaniformes à pans coupés, sur piédouche et avec anses en pointe (MAG 014917 et 018477).
Une tasse et sa soucoupe sont conservées au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel (MAHN AA 1687 et 1688), alors que le Musée national possède une théière à pans coupés (SNM LM-17976). On notera qu’aucune de ces pièces de forme ne porte la nouvelle marque imprimée, apparemment réservée aux assiettes.
François Bonnard, 1845-1859
Comme nous l’avons vu plus haut, la manufacture des Delafléchère fut mise aux enchères publiques et rachetée le 11 novembre 1845 par François Bonnard, le fils de Jean-André, l’un des anciens copropriétaires de l’établissement. Pelichet affirme que Bonnard s’associa brièvement à un certain Henri Veret, avec une marque de fabrique «Bonnard & Veret» (Pelichet 1985/2, 34). Nous n’avons jamais rencontré cette marque, ni aucun document relatif à cette association.
Un entrefilet paru dans la Gazette de Genève du 11 mai 1847 (p. 4) laisse songeur: «Fabrique de poterie et de faïence à louer à Nyon. On propose de la faire valoir par actions de 300 francs de France pour y fabriquer de la faïence blanche et brune, terre à feu façon de Paris. La personne qui dirigera la fabrique sera actionnaire.» Ce qui semble établi, c’est qu’en 1848 la manufacture de François Bonnard fonctionnait, et plutôt bien puisqu’elle obtint une médaille d’argent dans le cadre de la Deuxième exposition industrielle suisse de Berne, où elle était enregistrée avec le numéro d’exposant 381. Le rapport technique délivré par Ludwig Stantz au lendemain de l’exposition relève que «la vaisselle de Nyon est plus belle que celle de Zurich [fabrique Scheller], et pour ce qui est de la façon, même plus belle que celle de Bade. […] Elle est d’une blancheur éclatante, le tesson est plus lourd mais d’une belle sonorité. Les assiettes ont une ‘forme de porcelaine’ [avec talon ou base en retrait]» (Frei 1951, 6 et 7).
Le MHPN conserve les copies d’une facture et d’une lettre d’accompagnement adressées à un revendeur de Martigny, Germain Lugon, datées de février 1853. La facture porte l’en-tête «Manufacture de terre de pipe de François Bonnard». Apparemment la livraison était constituée essentiellement de pièces non décorées. Dans la lettre, signée par un certain Fritz Bonnard paraphant au nom de François, on apprend par contre que ce dernier proposait dans son assortiment «sur diverses pièces deux petits dessins bleus & verts, ce sont des bouquets […] Je pose aussi des filets bleus ou verts sur le bord des pièces […] Je fais aussi des impressions & en ai vendu toutes ces dernières années, mais dans ce moment-ci je ne suis point assorti. Je remettrai cette fabrication en train d’ici à un mois.» On constatera au passage que la commande, passée par Lugon le 7 février, ne sera honorée que le 23 mai (c’est ce jour-là que fut expédiée la marchandise). La fabrique ne semble pas très réactive. Par ailleurs, il faut bien reconnaître que les produits proposés au revendeur ne sont pas excessivement alléchants: des décors peints pour le moins minimalistes et des motifs imprimés qui ne semblent pas très bien rodés (voir plus bas).
François Bonnard est à nouveau présent lors de la Troisième exposition suisse de 1857, toujours à Berne, avec le numéro d’exposant 796 et un «grand assortiment de vaisselle blanche, en partie avec des décors estampés [imprimés ?]» (Messerli Bolliger 1991, 16). Les trois fabricants suisses de faïence fine exposés – Scheller à Zurich (Kilchberg), Antoine Baylon à Carouge et Bonnard – sont jugés plutôt sévèrement par l’auteur du rapport technique, Pompée Bolley, qui juge leurs produits inférieurs à ceux des concurrents anglais, voire allemands, lesquels proposaient des faïences plus denses, plus solides et plus blanches. Pour les assiettes on rencontre aussi bien la «forme de faïence» (sans talon) que la «forme de porcelaine» (avec talon). Du point de vue des décors, les seules réalisations vraiment satisfaisantes seraient celles de Scheller. S’agissant des deux fabriques romandes, Bolley vante surtout leurs plats à poissons. Il reconnaît par ailleurs que les trois manufactures suisses ont réalisé de beaux progrès, notamment dans l’exécution des décors peints ou imprimés (Frei 1952, 3-4). Cette année-là, Bonnard devra se contenter d’une mention honorable, tout comme Baylon, tandis que Scheller décrochera une médaille d’argent.
Un article à propos de la Manufacture de poteries fines paru dans la Gazette de Lausanne du 22 mars 1879 (p. 3) fait une allusion à la période François Bonnard en ces termes: «Rachetée en 1845, la poterie chemina modestement, mais honorablement jusqu’en 1859 […]». Dans l’édition du 25 mars du même journal (p. 2), un lecteur réagit à l’article ci-dessus en regrettant que l’auteur – qui n’est probablement autre que Jules Michaud, le directeur de la Manufacture de poteries fines – n’ait pas mentionné François Bonnard, «l’homme qui fut à la tête de cet établissement de 1845 à 1859 [… et] qui introduisit à côté de la fabrication courante de terre blanche […] une fabrication spéciale de terre à cuire brune avec vernis brillant [… il] introduisit aussi, sur une petite échelle il est vrai, l’impression en bleu […]». Un lecteur anonyme, probablement Jules Michaud lui-même, précise dans sa réponse à cette lettre de lecteur que «F. Bonnard a eu le courage (en 1850, à ce que nous croyons) de tenter de nouveau la fabrication de la porcelaine à Nyon. Il en fit même quelques fournées, mais le résultat n’étant pas de nature à l’encourager, il y renonça» (Gazette de Lausanne, 29 mars 1879, 3).
L’identification de la production de la période de François Bonnard est problématique. Nous ne connaissons aucune marque susceptible de lui être attribuée. On peut tout au plus supposer qu’il continua à utiliser la marque «NYON» de ses prédécesseurs, laquelle est encore attestée dans la phase suivante. Bonnard aurait-il présenté des pièces tirées de ses stocks et provenant de la période précédente à l’exposition de 1848 ? Nous ne connaissons aucun spécimen des décors peints qu’il mentionne en 1853. Il est possible que l’une ou l’autre faïence non décorée et marquée «NYON» relève de sa production.
La personnalité encore peu connue de Frédéric Gonin (1819-1864) aura joué un rôle éminent dans le développement de l’industrie céramique nyonnaise, un rôle dont on ne mesure pas encore toute la portée, comme nous l’avons suggéré plus haut à propos des liens unissant certains entrepreneurs nyonnais à la manufacture de Besançon-Casamène. Les textes le qualifient tantôt d’ingénieur civil, tantôt de chimiste industriel. Nous savons que Gonin avait suivi l’enseignement de l’École centrale des arts et manufactures à Paris, où il s’initia notamment à la technologie céramique (voir plus bas). Par la suite, il collaborera dans plusieurs manufactures de céramique en France, notamment à Casamène, où il côtoiera les responsables de la fabrique nyonnaise des Delafléchère. Sa présence à Nyon est attestée dès 1858 dans son carnet d’atelier.
S’agissant des rapports qu’il entretint avec François Bonnard, de Molin signale simplement que ce dernier exploita la fabrique jusqu’en 1860 en association avec Gonin, cet ingénieur civil venu de Lausanne (De Molin 1904, 86). Pelichet, quant à lui, affirme que les deux hommes se retrouvèrent «très vite» associés à la tête de l’entreprise. Gonin apparaît ici comme le neveu du banquier nyonnais Louis Gonet, qui l’aurait aidé, ainsi que son père Benjamin Gonin, à acquérir une part dans l’entreprise dès 1848 (Pelichet 1985/2, 34). Pelichet semble se baser sur un acte officiel que nous ne connaissons pas. L’auteur précise aussi que Gonin aurait enseigné la chimie et la physique au collège d’Yverdon, avant de «passer quelques mois dans une faïencerie de Bordeaux».
Dans l’article de la Gazette de Lausanne du 22 mars 1879 cité plus haut (et probablement rédigé par ou en collaboration avec Jules Michaud) il est bien précisé que la fabrique de Bonnard «[…] chemina modestement, mais honorablement jusqu’en 1859, époque à laquelle elle passa entre les mains de M. F. Gonin, ancien élève de l’école centrale des Arts et Manufactures, qui l’agrandit, en améliora les procédés […]». Les Archives communales de Nyon conservent plusieurs actes notariés en rapport avec la manufacture qui concernent également notre homme (ACN, R 810). En date du 21 janvier 1859, par exemple, «Frédéric Gonin reconnaît devoir, à titre d’acte de revers, à François Bonnard la somme de 11 200 francs qui provient de la partie non payée de l’acquisition que le débiteur vient de faire du créancier pour la somme de 20 000 francs par acte reçu par le notaire soussigné immédiatement avant le présent. […] le débiteur oblige ses biens en général et déclare affecter par hypothèque spéciale et en premier rang les immeubles indivis pour un tiers avec le créancier qu’il vient d’acquérir, lesquels sont situés [suit l’énumération de la parcelle contenant la manufacture et des différentes parties du bâtiment].» Où il semble bien que Gonin venait de racheter à Bonnard une part importante de l’entreprise (les deux tiers). Quelques semaines plus tard, le 15 février 1859, un autre acte consigne l’acquisition «en faveur de Messieurs François Bonnard et Frédéric Gonin de Lausanne, à Nyon, faite de Jean Roydor […] d’une maison d’habitation ayant deux moulins au chemin Sous-Bel-Air […]». Le même jour les deux associés couvrent la somme ainsi engagée par un acte de revers en faveur de la Banque cantonale.
À notre avis, l’association entre Bonnard et Gonin ainsi que la modification de la raison sociale en «Bonnard & Gonin» prirent effet précisément en 1859, au moment où le second devenait copropriétaire de la manufacture. Ce qui expliquerait parfaitement le motif très particulier de ce modèle bien connu de bol dont le décor imprimé figure le bâtiment de la fabrique, avec sur son toit la marque abrégée «B & G» et la date «1859» (MHPN MH-2003-123).
Rappelons en outre le témoignage de ce lecteur de la Gazette de Lausanne soucieux de mettre en valeur les mérites personnels de François Bonnard et où il est clairement précisé que ce dernier avait dirigé l’établissement de 1845 à 1859 (cf. supra). Par ailleurs, le catalogue de l’exposition de Berne en 1857 cité plus haut mentionne François Bonnard, et lui seul, comme entrepreneur exposant. Nous savons par contre, grâce au carnet d’atelier de Gonin, que ce dernier avait repris contact avec la manufacture au plus tard dès l’automne 1858.
Les archives du MHPN conservent effectivement un carnet d’atelier de Frédéric Gonin qui comporte des annotations datées de novembre 1858 au 12 janvier 1864. La couverture porte une étiquette préimprimée de l’École centrale des arts et manufactures à Paris pour l’année scolaire 1841-1842, en cours de poterie (professeur Ferry). Gonin a également complété la rubrique du nom de l’élève. Le cahier ne fut jamais utilisé dans le cadre de l’école, il servira essentiellement de carnet d’atelier. Le contenu se présente en effet sous la forme d’une suite de notes techniques, la plupart du temps très concises. Où l’on apprend que dès novembre 1858 Gonin dressait l’inventaire du stock de terres de la manufacture et qu’en décembre il réparait l’ancien four. Plus tard il construira un nouveau four; s’agissait-il du «four neuf à houille» qu’il inaugura avec succès en novembre 1859 ? La majorité des annotations concernent un nombre impressionnant d’essais de pâtes, de couvertes ou de couleurs, pour la faïence fine et pour les terres à cuire, brune ou jaune (à partir d’argiles de Dieulefit ou de Bresse). Pour la faïence fine, il expérimentera divers mélanges à base de terre de Cologne (probablement Vallendar), de blanc de Morez et de sable de Tavannes ou de Cruseilles.
Parmi les couleurs expérimentées, il cite un «bleu coulé», qui correspond certainement au Flowing Blue des décors imprimés anglais (MHL AA.MI.994; MHL AA.MI.995).
Parfois, pour économiser la terre de Cologne, il intégrera de la terre de Cuvaloup (ou Couvaloup, un gisement argileux situé sur la route menant de Saint-Cergue à La Givrine).
Le carnet d’atelier montre que pour distinguer les différents types de pâte qu’il expérimentait, Gonin apposera des marques estampées sur les pièces, la marque «NYON» ou une croix (MHL AA.MI.992; MHL AA.MI.997), suivant une pratique apparemment éprouvée à Casamène (voir MHPN MH-FA-3876-1).
Ces repères techniques, qui ne furent pas appliqués systématiquement, apparaissent parfois conjointement avec la marque imprimée de la nouvelle société: «BONNARD & GONIN» ou «POTERIE FINE BONNARD & GONIN», dans un cartouche ovale orné de deux poissons, lesquels portent respectivement les mentions «NYON» et «SUISSE» (MHPN MH-2015-388; MHPN MH-2015-37; MHPN MH-FA-4113).
Le carnet de Gonin contient également une liste des plaques utilisées pour les décors imprimés, avec mention des sujets représentés: «Flora» – «Bord Musique» – «Chasse» – «Châteaux suisses» – «Feuilles de chêne» – «Bordure suisse» – «Chalets» – «Allemagne» – «Roses» – «Marbré». L’inventaire dressé lors de la vente des installations à la nouvelle société en 1860 mentionne un «appareil de galvanoplastie», Gonin aurait-il confectionné lui-même ses plaques par un procédé de galvanotypie ? Certains des sujets mentionnés par Gonin sont clairement identifiables sur les objets de notre inventaire, que ce soit dans la période «Bonnard & Gonin» ou dans les premières années de la société anonyme, à partir de 1860:
– Décor «Chalets»: MHPN MH-2015-388.
– Décors «Chalets» avec bordure «Feuilles de chêne»: MHPN MH-FA-10020A et –C; MHPN MH-FA-2885; MHL AA.46.B.17F; MHL AA.46.B.17C; MHL AA.46.B.17D; MHPN MH-FA-10018B.
– Décor «Chalets», bordure «Roses»: MHL AA.MI.994.
– Bordure «Roses» seule: MPE 1177A.
– Décors «Châteaux suisses» avec «Bordure suisse» (?): MHPN MH-FA-4173; MHPN MH-FA-4113; MHPN MH-2015-443; MHPN MH-2015-445.
– Décors «Châteaux suisses», bordure «Roses»: MHPN MH-FA-465; MHPN MH-2015-448; MHL AA.46.B.5; MHL AA.46.B.9.
– Décors «Châteaux suisses», bordure «Feuilles de chêne»: MHPN MH-2013-45F; MHPN MH-2013-45E; MHPN MH-2013-45C.
– Décor «Chasse», bordure «Roses»: MHPN MH-FA-4175.
– Décors «Chasse», bordure «Feuilles de chêne»: MHPN MH-2003-122F; MHPN MH-2003-122E; MHPN MH-2003-122B; MHPN MH-2003-122A; MHPN MH-2003-122C; MHPN MH-2003-122D.
Le répertoire comporte également des vues de Suisse qui n’apparaissent pas dans le carnet de Gonin:
– Vues de Suisse, bordure «Roses»: MHPN MH-2003-123; MHPN MH-2003-124; MHPN MH-FA-465; MHPN MH-2003-125; MHPN MH-2015-338; MHPN MH-2011-22; MHPN MH-2011-23; MHL AA.46.B.7; MHL AA.46.B.8; MHL AA.46.B.10; MHL AA.46.B.6; MM 1203.
– Vues de Suisse, «Bordure suisse» (?): MHPN MH-FA-4113; MHPN MH-FA-4111; MHPN MH-FA-3928; MHPN MH-2015-444; MHPN MH-2015-446; MHL AA.MI.992.
– Vues de Suisse, bordure «Feuilles de chêne»: MHPN MH-2013-45C.
On remarque au passage que Gonin reprendra la formule, attestée à Casamène, des décors imprimés en bichromie (en l’occurrence pour un décor «Chasse» avec bordure «Musique», en bleu et noir – MHPN MH-2015-37).
Ainsi donc, la marque estampée «NYON» continuera d’être appliquée dans la période Bonnard & Gonin, apparemment avec la nouvelle fonction de repère technique, mais peut-être pas exclusivement. Quant à la marque imprimée, nous ignorons si elle fut apposée systématiquement, ce ne fut visiblement pas le cas pour les bols et soucoupes, par exemple. On relèvera également l’apparition, au revers des pièces, de chiffres estampés (voir par exemple MHPN MH-2015-37; MHPN MH-FA-4113). Il est fort probable que ces numéros soient des indications de grandeur. Les numéros relevés (pour les deux périodes «Bonnard & Gonin» et «Manufacture de poteries S. A.» sont les suivants: 2 (assiettes, diam. 190-194 mm), 3 (assiettes, diam. 210 mm), 5 (pot à lait, haut. 170 mm – théière, haut. 158 mm).
Manufacture de poteries S. A., 1860-1917
L’épisode Bonnard & Gonin sera de courte durée. Les archives communales de Nyon conservent en effet un acte notarié daté du 16 août 1860 intitulé «Acquisition en faveur de la Société anonyme la Manufacture de poteries à Nyon faite de Frédéric Gonin de Lausanne et de François Louis Bonnard de Nyon» (ACN, R 810). Où il apparaît que Gonin, ingénieur civil domicilié à Nyon, et Bonnard, négociant à Nyon, le premier «propriétaire pour deux tiers», vendent l’établissement à une société anonyme constituée le 23 avril 1860 («par acte reçu de Bernard, notaire à Lausanne»). La société était représentée par Louis Gonet, banquier à Nyon, muni d’une procuration conférée par Adolphe Burnand, domicilié à Lausanne, ancien directeur de la Banque cantonale vaudoise, présenté dans le document comme «l’un des gérants de la société». La vente se fera au prix de 90 000 francs. Gonin recevra 11 200 francs en espèces, qui seront affectés au paiement de sa dette hypothécaire envers l’hoirie Robillard, et des actions de la nouvelle société pour une valeur de 48 800 francs.
Frédéric Gonin devint ainsi l’un des principaux actionnaires de l’établissement et l’un de ses dirigeants. Le 22 mai 1860, un mois après sa constitution, la société anonyme avait souscrit un acte de revers auprès de la Caisse d’épargne de Nyon pour un montant de 10 000 francs. Dans cet acte notarié, Frédéric Gonin et Adolphe Burnand sont mentionnés en qualité de gérants (ACN, R 810). Gonin conserva en fait la direction technique, tandis que Burnand (1799-1877), qui n’était autre que son beau-père, allait probablement gérer l’aspect financier de l’entreprise (pour une biographie concise de celui qui fut le premier directeur de la Banque cantonale, voir Revue historique vaudoise, 47, 1939, 111).
L’impulsion donnée par la nouvelle société et par Gonin à la fabrique nyonnaise fut saluée notamment par la Gazette de Lausanne dans son édition du 3 août 1861 (p. 2), où l’on apprend que la valeur de la production annuelle atteignait désormais les 100 000 francs, avec des «poteries de faïence fine, blanches ou imprimées, et de terre à cuire brune ou jaune». L’entreprise employait alors une cinquantaine de collaborateurs et bénéficiait des installations les plus modernes (nombreux engins et moulins mus par la force hydraulique, impression des poteries au moyen de planches galvaniques de cuivre). Ces perfectionnements seraient dus à Gonin, «qui, pendant 15 ans a été employé dans les fabriques de poteries le plus importantes de la France, dont il a eu la direction».
En 1861, Gonin et Burnand firent don d’une série d’objets issus de leur fabrique au tout nouveau Musée industriel de Lausanne, à des fins didactiques (MHL AA.MI.992; MHL AA.MI.994; MHL AA.MI.997).
Le lot comporte notamment un décor inédit, que nous pouvons donc raisonnablement attribuer à la manufacture (MHL AA.MI.995), ainsi qu’un spécimen semi-fini (MHL AA.MI.996).
À la manufacture, Gonin poursuivra simplement son travail, comme l’atteste le carnet d’atelier. Les essais de matières continuèrent, notamment dans le domaine des «terres à cuire», et notre homme cherchera sans relâche à améliorer le rendement des cuissons en expérimentant différents types de combustibles. Les annotations s’interrompent en janvier 1864, deux mois avant sa mort. Le 15 mars 1864, L’Estafette (p. 4) publiait une courte nécrologie regrettant le décès prématuré de «M. Gonin, chef de la fabrique de poterie de Nyon, établissement que cet homme distingué, aussi remarquable par ses connaissances étendues que par l’amabilité de son caractère, avait repris depuis quelques années et mis sur un très bon pied».
Il est évident que la nature de la production ne varia pas fondamentalement au moment de la création de la société anonyme, son principal artisan étant toujours aux commandes. La marque «Bonnard & Gonin» fut évidemment abandonnée, mais pas remplacée systématiquement, de nombreuses pièces resteront non marquées (MHPN MH-2015-443; MHPN MH-2015-444; MHPN MH-2015-445; MHPN MH-2015-446; MHPN MH-2013-45F; MHPN MH-2013-45E; MHPN MH-2013-45C; MHPN MH-FA-10018B).
Une pâte améliorée appelée «Cailloutage» (où le sable de la composition est remplacé par des cailloux de silex broyé) fut introduite, probablement par Gonin lui-même. Cette variété s’accompagnera d’un nouveau marquage, avec marque estampée (MHPN MH-2015-448) ou imprimée (MHPN MH-2011-22; MHPN MH-2003-122F; MHPN MH-FA-10014; MHPN MH-2003-118). Les nouvelles marques comportent désormais les initiales «MN» (Manufacture Nyon); les marques imprimées présentent un écu aux armes de la ville de Nyon.
Dans le registre de la terre à cuire, qui devait constituer une part non négligeable de la production nyonnaise, nous n’avons identifié qu’un seul exemple à ce jour: une marmite recouverte d’une glaçure brun manganèse (MHPN MH-1997-34); sa marque estampée «NYON» assortie d’un «2» rend sa datation hasardeuse.
Les premières années qui suivirent la disparition de Gonin ne sont pour ainsi dire pas documentées, ni dans les archives communales, ni dans les collections. La Feuille fédérale suisse publie, dans le N° 9 du 29 février 1868, le catalogue des participants suisses à l’Exposition universelle de Paris en 1867. On y trouve, à la page 243, un seul exposant sous la rubrique «Porcelaines, faïences et autres poteries de luxe»: la Manufacture de poteries de Nyon (directeur Versel), avec des parties «d’un service de cuisine». Le Conteur vaudois du 16 février 1867 (p. 2), passant en revue les exposants vaudois présents à Paris, livre un commentaire un peu plus développé à propos des poteries exposées par la fabrique: «[un] service de la cuisine en poterie brune […] Nous avons admiré la forme élégante de la plupart des objets, leur bon marché les met à la portée de tous; à ce point nous trouvons que cette exposition mérite d’être signalée; elle permet à l’artisan de s’accorder une sorte de luxe, en plaçant sur sa table des articles d’une forme gracieuse et légère». Le Musée de Nyon conserve un «Tarif des terres à feu brunes – S. A. de la Manufacture de poterie de Nyon» imprimé au revers d’une feuille de papier à lettres avec un en-tête imprimé et intitulé «Manufacture de poteries fines et de terres à cuire – F. Versel, directeur-gérant». Un certain F. Versel dirigea donc l’établissement, au plus tard à partir de 1867. Le seul Versel que nous ayons pu identifier dans la presse de l’époque, est un certain François Versel, gérant d’affaires et greffier de la Justice de paix à Nyon.
Dès 1869 apparut un personnage qui allait marquer l’établissement de son empreinte pendant près d’un demi-siècle: Jules Michaud (1840-1917). L’article de la Gazette de Lausanne du 22 mars 1879 retraçant l’histoire de la manufacture et que nous avons déjà cité à plusieurs reprises, précise en effet que «M. Michaud dirige [la manufacture] depuis 10 ans». Dans un acte relatif aux droits d’eau daté de septembre 1880, Jules Michaud est cité comme gérant de la «Manufacture de poterie de Nyon, société anonyme constituée le 23 avril 1860» (ACN, R 810).
Dans un article consacré à l’Exposition fédérale des beaux-arts qui se tint à Lausanne en 1880, La Revue du 25 mai 1880 (p. 3) précise à propos de la manufacture que «[…] depuis environ deux ans, elle produisait des articles en grès, sous forme de cruches, brocs, sucriers, théières, tous sous couverte, et de teinte jaunâtre, sans aucune décoration. Maintenant elle fait plus et mieux [les céramiques réalisées pour les Pflüger, voir ci-dessous]». L’emploi du terme «grès» est manifestement abusif. Selon l’article de la Gazette de Lausanne du 22 mars 1879, Jules Michaud aurait initié une veine plus artistique «vers le mois de septembre 1878, après plusieurs mois de travaux assidus et consécutifs, après des déboires incessants et des essais sans nombre». Cette nouvelle production était lancée en collaboration avec la société Pflüger Frères et Cie, propriétaire du Bazar vaudois de Lausanne. En l’occurrence, ladite société était plus spécifiquement «chargée de la décoration».
La collaboration avec Pflüger Frères & Cie, 1878-1883
Dans son article consacré à l’histoire de «La porcelaine et la poterie à Nyon» dans le Journal de Nyon des 6 et 11 avril 1893, Jules Michaud relatait l’épisode en ces termes: «la manufacture tente un nouvel effort en créant pour MM. Pflüger & Cie et avec leur concours une nouvelle branche, la poterie artistique avec peintures en barbotine […] de superbes pièces furent exécutés, quelques envois partirent pour de lointains pays, mais le prix de revient très élevé de ces articles en limita l’écoulement et la fabrication en fut bientôt arrêtée».
Véritable institution lausannoise, le Bazar vaudois avait été créé en 1831 par Louis Pflüger aîné (mort en 1858) et Benjamin Corbaz (1786-1847) au Chemin-Neuf. Le but de l’entreprise était de commercialiser tous produits de l’artisanat et de l’industrie vaudois selon une formule originale: les fabricants confiaient leurs produits en consignation au Bazar, qui prélevait des frais de magasinage et une commission sur le prix de vente. Après quelques années, Corbaz quitta l’établissement pour se consacrer entièrement à ses anciennes activités de libraire et d’éditeur. Peu à peu, l’assortiment du Bazar s’élargira aux productions suisses, puis étrangères. En 1856, ce qui était devenu un grand magasin fut déplacé place Saint-François (J. Z. 1871; Monnet 1881; Bridel 1919; Bridel 1931).
À la mort de Louis, son fils Philippe (1820-1895) reprit l’entreprise en association avec Charles Burnand de Moudon. Dès 1877 apparemment, l’établissement adopta la raison sociale «Pflüger Frères et Cie» (Monnet 1881). C’est probablement le moment où deux des fils de Philippe, Charles (1849-1927) et Marcus (1851-1916), firent leur entrée dans la société. Le père était visiblement en train de préparer sa succession. Le passage de témoins prit une forme plus concrète en février 1882, avec la constitution d’une nouvelle société en commandite dans laquelle Charles et Marcus sont «associés indéfiniment responsables», tandis que Philippe Pflüger et Charles Burnand ont le statut d’associés commanditaires (Feuille officielle suisse du commerce [FOSC], vol. 1, 1883, p. 106).
Un troisième fils de Philippe Pflüger, Louis (1847-1893), n’apparaît pas en lien avec le Bazar, mais il est certain qu’il jouera un rôle dans l’aventure céramique de la fratrie. Bien qu’il fût attiré par la voie artistique, et plus particulièrement par la peinture, ses parents tentèrent d’abord, et en vain, de l’impliquer dans l’affaire familiale. En 1870-72, il put enfin commencer à se former auprès d’un peintre de fleurs français établi à Lausanne, Joseph-Eugène Gilbault, avant de se rendre à Paris où il travaillera sous la direction du paysagiste Pierre Dupuis et du peintre de fleurs Victor Leclaire. De retour à Lausanne, Louis pratiqua un peu la peinture à huile mais surtout l’aquarelle, avec une prédilection marquée pour les sujets floraux. Il participera à plusieurs expositions, en Suisse et à Bruxelles (Vuillermet 1908).
Dans sa notice pour le Dictionnaire des artistes suisses, pour laquelle il se réfère à des informations fournies par la famille de l’artiste, Charles Vuillermet qualifie Louis Pflüger de «peintre et céramiste». Plus loin, il explique que Louis «se consacra pendant quelques années à la céramique; l’École des Beaux-Arts de Genève lui ayant fourni d’excellents décorateurs, il créa une industrie qui était nouvelle dans notre pays: la fabrication de poteries artistiques “dites de Nyon”. Ces poteries étaient décorées en relief, au grand feu sous émail […] Pflüger dirigea la fabrique de Nyon de mars 1878 au 27 janvier 1882» (Vuillermet 1908). Qualifier Louis Pflüger de céramiste est abusif, même s’il a pu se familiariser quelque peu au médium, chemin faisant; quant au mythe selon lequel il aurait dirigé la manufacture, il a visiblement pris sa source dans l’imaginaire familial. Nous reviendrons plus loin sur ces interprétations erronées.
Ainsi donc, non contents de diffuser les produits de l’artisanat et de l’industrie vaudoise, les frères Pflüger décidèrent, vers le printemps 1878, de se lancer dans une production propre, dont la supervision sera confiée à Louis. Étant donné que le médium choisi était la céramique, cette nouvelle activité sera développée en synergie avec la manufacture nyonnaise, seule capable de fournir le savoir-faire de base, les matières premières adéquates et l’infrastructure technique requise. Louis Pflüger, l’artiste de la fratrie, allait concevoir la ligne esthétique des produits, dans un atelier spécial aménagé dans les locaux de la manufacture (La Revue du 25 mai 1880, p. 3). Les décors y étaient peints et modelés sur des pièces préparées par les tourneurs et mouleurs de l’établissement. Apparemment, Louis Pflüger se trouvait à la tête d’une petite escouade de décorateurs, peintres et modeleurs, recrutés probablement au sein de l’École des arts industriels de Genève (l’École des beaux-arts ne sera créée qu’en 1903).
De nombreux décors sont en effet signés, la plupart du temps par de simples initiales. Deux noms seulement apparaissent in extenso: Junod, apparemment un Neuchâtelois, et Engel (MHPN MH-FA-2137; MHPN MH-2013-42).
Sur une partie de cette production qualifiée d’artistique, les décors étaient peints en polychromie, aux engobes ou à la barbotine, sur un fond d’engobe coloré (la plupart du temps en brun-noir), le tout sous une glaçure incolore (par exemple MHPN MH-FA-3127; MHPN MH-FA-2686; MHPN MH-1998-307; MHPN MH-2011-29). Une autre catégorie d’objets, celle qui fit sensation à l’époque, était ornée selon la même technique, mais avec des motifs – floraux et animaliers – en bas- et haut-relief, modelés et appliqués avant la mise en couleurs et l’émaillage (par exemple MHPN MH-2011-27; MHPN MH-2000-108; MHPN MH-2011-31). Le premier groupe comporte notamment des motifs qui relèvent d’un certain éclectisme historiciste (MHPN MH-FA-3127; MHPN MH-FA-2686; MHPN MH-1998-307; MHPN MH-1998-308; MHPN MH-2015-49; MHPN MH-2013-39). Le Musée national suisse conserve un pichet à fond brun avec des motifs imitant très scrupuleusement le style du «Vieux-Thoune» issu des fabriques contemporaines de Steffisburg et de Heimberg (SNM LM-80590). Cet objet est représentatif du début de la production, comme l’atteste la date gravée sur son couvercle en étain: «St. 29 Oktober 1878». Il est fort probable que le succès de ce genre de poteries auprès de la clientèle générée par un tourisme international en plein essor avait pesé dans la décision des Pflüger de se lancer dans l’aventure. Très vite cependant ils se dirigeront vers un style moins folklorique.
Le support céramique de ces créations était soit une terre cuite rouge conventionnelle, soit une terre cuite fine de couleur beige (peut-être le «grès» jaunâtre cité plus haut ?), soit encore une faïence fine blanche. Ces articles portent des marques bien distinctes de celles de la manufacture, avec la mention «PF & Cie» accompagnée d’un poisson, le tout peint (MHPN MH-FA-4215; MHPN MH-2015-44), gravé dans la masse (MHPN MH-FA-4433A; MHPN MH-FA-4220) ou sur un cartouche en engobe blanc, à la manière des céramiques «Vieux-Thoune» (MHPN MH-2015-40), ou estampé dans la masse (MHPN MH-2009-1).
La marque fut enregistrée officiellement en novembre 1880 (Feuille fédérale, 1880, vol. IV, cahier 48, 64), avec le numéro d’enregistrement 197. Le dessin reproduit dans la publication officielle correspond à celui des marques estampées. Ce même dessin sera d’ailleurs reproduit dans une publicité de la maison Pflüger annonçant l’ouverture d’un deuxième espace d’exposition dans le «Chalet», une annexe du Grand Bazar récemment construite vis-à-vis de la gare du Flon et spécifiquement conçue pour la mise en valeur de la céramique «maison» (L’Estafette, 29 juillet 1880, p. 3, et 8 décembre 1880, p. 1). L’annonce en question comporte une mise garde à l’adresse de la clientèle: «Des poteries suisses et françaises se vendant journellement pour des produits de la manufacture de Nyon, on est prié d’exiger la marque ci-dessous». Dès le printemps 1879, Pflüger Frères fera régulièrement paraître dans la presse lausannoise des publicités vantant leurs «Poteries artistiques de la Manufacture de Nyon».
De par leur caractère coloré et parfois même spectaculaire, les productions Pflüger capteront toute l’attention des commentateurs de l’époque, rejetant le reste de la production nyonnaise dans l’ombre (probablement non sans raison). Dans le catalogue de l’Exposition nationale de Zurich en 1883, la manufacture partage le même numéro d’exposant que Pflüger Frères et apparaît même comme une sorte de «sous-exposant». Pflüger Frères et Cie y obtiendront d’ailleurs un diplôme, «pour leurs faïences artistiques avec décors en relief et leurs mérites pour l’introduction de cette industrie en Suisse» (Messerli 1991, 17-18 et note 124; Le Nouvelliste vaudois, 4 avril 1883, p. 3).
L’appréciation du jury nous semble un peu exagérée. Les fameux décors en relief appliqué n’étaient pas une invention des Pflüger. Ils faisaient probablement écho aux créations développées à la même époque – et avec une virtuosité supérieure – par la poterie d’Eugène Hécler, active à Ferney-Voltaire entre 1881 et 1907 (Clément 2000, 87-91; voir aussi MAHN AA 1343; MAHN AA 3351; MAHN AA 1342; MAHN AA 1344). Un style similaire se retrouve chez Picolas & Degrange à Carouge (Dumaret 2006, fig. 91) ou chez Alexandre Schwarz, dans sa Poterie des Délices à Genève (enregistrée dans la FOSC le 13 janvier 1883 [vol. 1, 1883, 42] – le Musée Ariana conserve un vase à fond brun-noir orné d’un bouquet en relief polychrome, MAG AR 07896). Ces deux derniers fabricants exposeront d’ailleurs ce type de poteries dans la section céramique de l’Exposition nationale de Zurich 1883, aux côtés des créations des Pflüger (Journal de Genève du 11 mai 1883, 1).
Dans la presse vaudoise de l’époque, les efforts déployés par les Pflüger à Nyon sont salués avec enthousiasme. Ces derniers sont célébrés avec une certaine emphase comme les grands rénovateurs de la tradition céramique nyonnaise et comme les fondateurs d’une nouvelle branche industrielle, prometteuse pour l’essor de l’économie vaudoise (voir par exemple un article consacré à l’Exposition fédérale des beaux-arts dans L’Estafette du 26 mai 1880, p. 5). Cet enthousiasme conduisit même à des interprétations abusives: ici ou là on lira par exemple que les Pflüger avaient racheté la manufacture de Nyon, voire qu’ils l’avaient carrément créée. Même si cette nouvelle poterie artistique n’aurait jamais vu le jour sans leur initiative – et sans les investissements financiers auxquels ils ont probablement consenti – on oubliait que sans les connaissances techniques d’un Michaud et de ses collaborateurs, les Pflüger n’auraient jamais conçu une seule poterie.
L’aventure conjointe dura quatre ans. À en croire la tradition familiale, Louis cessa de «diriger la fabrique de Nyon» le 27 janvier 1882 (Vuillermet 1908). Dans une annonce publicitaire parue dans la presse lausannoise en décembre 1883 (par exemple dans la Gazette de Lausanne du 1er décembre, 4), la maison Pflüger Frères informait sa clientèle que «nos ateliers précédemment établis à Nyon ont été transférés à Lausanne à partir du 1er septembre 1883». L’annonce propose également les services suivants: «Vente de terre à modeler et cuisson des pièces». L’atelier déplacé à Lausanne est à notre avis un atelier de décoration, équipé tout au plus d’un four à moufle pour la seule cuisson des décors. En 1884 parut une série d’annonces pour la promotion des «Cours de peinture et leçons particulières données par M. Louis Pflüger. Spécialité pour la peinture de fleurs sur satin, porcelaines, faïences et aquarelle». L’atelier est situé au 17 de l’avenue de Villamont. L’année suivante, une autre annonce précise que «MM. Pflüger Frères & Cie cuiront dorénavant la porcelaine vers le 1er et le 15 de chaque mois; ils se chargent de la réexpédition des pièces cuites. Assortiment complet de tous les articles pour ce genre de peinture». Les Pflüger avaient manifestement repéré un nouveau créneau commercial, celui des peintres sur porcelaine indépendants et plus ou moins amateurs. Dans toutes les publicités émanant de leur établissement, il ne sera plus question de la poterie artistique. En 1886 ils offraient, dans le cadre de la «fabrique de poteries de la gare du Flon», un cours de modelage en terre cuite «pour demoiselles» (L’Estafette du 6 janvier 1886, 2); quelques mois plus tard, ils annoncent, dans le même Chalet du Flon, qui fut jadis le haut-lieu de leur fameuse poterie, une exposition de «produits artistiques et industriels pouvant intéresser les étrangers» (Feuille d’avis de Lausanne du 27 mai 1886, 1).
En 1888 les Pflüger organisèrent une exposition de céramique à l’Athénée de Lausanne qui présentait «par centaines» des pièces de faïence et de porcelaine décorées proposées par une quarantaine d’exposants, parmi lesquels devaient se trouver leurs clients, ou plutôt leurs clientes, car «ce sont les dames principalement qui excellent en cet art délicat et gracieux» (Feuille d’avis de Lausanne du 10 septembre 1888, 4). On y trouvait également des produits issus de la «fabrique de MM. Pflüger».
Dans son compte rendu de l’événement, L’Estafette du 16 septembre (p. 5) parle de «trois beaux plats» exposés par Louis Pflüger, traités «d’une façon particulière; ce travail rappelle davantage la peinture à l’huile que la céramique». Cette description correspond parfaitement au seul objet que nous connaissions avec une marque lausannoise des Pflüger (MHPN MH-2000-174).
Si Louis Pflüger a effectivement créé des céramiques à Lausanne, il s’est probablement borné à décorer des plaques ou des plats fournis par l’une ou l’autre poterie à l’état de biscuit; la cuisson finale pouvant être effectuée dans son four à moufle. Nous ne pensons pas que l’atelier lausannois ait été en mesure de produire des objets aussi complexes que ce qui se fit jadis à Nyon.
La production courante – Après la fermeture de l’atelier de décoration des Pflüger à Nyon, la manufacture semble avoir continué quelque temps à produire des céramiques dans la même veine naturaliste, comme le prouvent deux pièces datées respectivement de 1883 et de 1884/85 (MHPN MH-2015-42; MHPN MH-2015-51).
En guise de marque, ces objets plus tardifs portent simplement une mention «Nyon» peinte ou gravée; plusieurs d’entre eux sont signés de Gaston Fresnoy, un céramiste venu du département de la Côte-d’Or (MHPN MH-2015-42; MHPN MH-2015-51; MHPN MH-1999-22; MHPN MH-FA-4064). Les archives de la Ville de Nyon conservent un livret d’épargne établi à son nom en 1899, probablement par les soins de la manufacture (dans: ACN, R 810).
Un vase signé atteste par ailleurs une collaboration avec le peintre nyonnais Jules Gachet (MHPN MH-2015-39).
S’agissant de la production courante de la manufacture, elle est très peu documentée à ce jour. À l’Exposition nationale de 1883 à Berne, le catalogue précise que la manufacture exposa de la «vaisselle blanche» (faïence fine) et des terres à cuire brunes. Dans le cadre de l’Exposition vaudoise de Vevey en 1894, il semble que la fabrique de Nyon occupait moins d’espace que les poteries de Renens, «mais ses produits sont gracieux. Il y a là de jolies peintures à grand feu. À signaler un plat avec motif champêtre en relief» (L’Estafette du 7 août 1894, 1). La manufacture décrochera une médaille de vermeil avec diplôme (L’Estafette du 7 août 1894, 7).
Dans un compte rendu plus détaillé, la Gazette de Lausanne du 2 octobre 1894 (p. 1) revient sur les productions de type Pflüger: «La faïence et la poterie artistique avec décoration en relief ont pendant un moment repris un nouveau et brillant développement sous la direction habile de MM. Pflüger, dont les ateliers furent, il y a peu d’années, transportés de Nyon à Lausanne; mais ce sont exclusivement les poteries courantes qui figurent à l’exposition: […] les décorations bleues de chaque pièce sont dues, non au pinceau de l’artiste, mais à une simple estampe de carton découpé enduite de couleur et appliquée artistement sur la pâte à la façon d’un sceau. […] on remarque encore quelques modèles de faïences artistiques au pinceau; mais la maison a dû renoncer à la fabrication de cet article, qui n’était plus suffisamment rémunérateur.»
On voit clairement qu’au tournant du XXe siècle, la production décorée de Nyon était presque essentiellement constituée de motifs imprimés (MHPN MH-2015-411; MHPN MH-2013-46; MHPN MH-2000-114; MHPN MH-FA-513; MHPN MH-1999-81; MHPN MH-FA-3041), voire posés au pochoir.
Les exemples peints sont relativement rares et apparemment toujours le fait de décorateurs – la plupart du temps de décoratrices – extérieurs à l’établissement. Ces artistes signent en général leurs œuvres et les exposent souvent à titre individuel (MHPN MH-2015-391; MHPN MH-2015-392; MHPN MH-2011-32).
En juin et juillet 1896, le Courrier de la Côte consacra plusieurs articles aux différentes industries locales présentées dans le cadre de l’Exposition nationale de Genève. Dans l’édition du 19 juillet, il est question du Groupe 36 qui comprend notamment les entreprises céramiques. Pour la Manufacture de poteries de Nyon, le journaliste a remarqué «des plats artistiques de toute beauté» peints aux couleurs de grand feu avec des motifs avant tout floraux, dus au talent de Mlle Teysseire de Nyon ou de Lizzie Bourquin, professeur de peinture à Versoix (MHPN MH-2011-32).
Cette dernière artiste proposait entre autres un service «vieux style de Nyon». La manufacture décrochera une médaille d’argent. Où il semblerait que l’établissement intégrait parfois les travaux de ces décoratrices extérieures à son propre stand. Il n’est pas exclu que la fabrique ait parfois commandé des œuvres à ces artistes, par exemple les pièces qui arborent à la fois une signature et la marque de l’entreprise (MHPN MH-2011-32).
Pelichet relève que la manufacture collabora avec l’artiste lausannoise Nora Gross (1871-1929) dans les années 1916-18 (Pelichet 1985/2, 36). Gross exposa plusieurs objets en faïence de Nyon à l’occasion de l’exposition itinérante organisée par L’Œuvre sur le thème des Arts du feu en 1916: un service en noir et blanc, des boîtes à thé, bols et bonbonnières (Gazette de Lausanne du 27 mai 1916, 3; Les arts du feu 1916, cat. No 141-145). Dans le cadre d’un compte rendu sur l’Exposition d’intérieurs ouvriers également organisée par L’Œuvre, à Lausanne en 1918, le chroniqueur mentionne «un service de table et un service à café, décor noir et blanc, composés par Mme Nora Gross et exécutés par la poterie Michaud à Nyon, bel exemple de ce que peut donner la collaboration bien comprise de l’art et de l’industrie» (Tribune de Lausanne du 3 décembre 1918, 2). Le Musée historique de Lausanne conserve les seuls exemples connus à ce jour issus de cette collaboration: six récipients marqués des initiales de l’artiste, l’un portant la date «1916» (MHL No 11; MHL No 13; MHL No 15; MHL No 16; MHL No 24 et MHL No 27).
D’une manière générale, nous connaissons très peu de spécimens de la production courante de la manufacture antérieure aux années 1920. Ils présentent majoritairement un tesson assez épais et d’un blanc plutôt froid. Les décors imprimés sont de qualité moyenne.
Une nouvelle marque estampée est attestée: «MANUF. de POTERIE NYON» (MHPN MH-2011-32; MHPN MH-2013-46), à côté de la forme abrégée «NYON» (MHPN MH-2000-114; MHPN MH-FA-3066). La première version est attestée en 1899, la seconde en 1903. Nous supposons que ces marques furent en vigueur entre 1880 et 1920.
Jules Michaud mourut en février 1917, après avoir dirigé l’entreprise pendant près de cinquante années. Formé à ses côtés, son fils Louis reprit tout naturellement le flambeau. Sous sa houlette, la fabrique nyonnaise affrontera les nouveaux enjeux de la modernité. Ce dernier chapitre est traité séparément, sous la rubrique «Nyon, Manufacture de poteries fines de Nyon S. A.».
Sources
Archives communales de Nyon [ACN], Série Bleu A, Registres de la Municipalité – R 810, Fonds Fernand Jaccard.
La presse vaudoise, consultée sur le site Scriptorium de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.
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