Berneck, canton de Saint-Gall

Andreas Heege, Andreas Kistler 2019

Histoire de la recherche

La plus ancienne référence littéraire concernant la poterie à Berneck, village et commune du Rheintal (vallée du Rhin), canton de Saint-Gall, date de 1921, lorsque Fernand Schwab s’est engagé intensivement dans la description de l’apparition, du développement et du rayonnement des céramiques de Heimberg, canton de Berne, entre autres jusqu’à Berneck (Schwab 1921, 60). En 1924, Daniel Baud-Bovy (1870-1958), alors président de la Commission fédérale des arts (1916-1938), a également écrit sur la production de céramiques en Suisse dans son livre « Peasant Art in Switzerland – L’art rustique en Suisse ». Dans ce contexte, il aurait pu se référer à une maquette d’un potier de Berneck exposée à l’époque au Musée historique et d’arts populaires de St-Gall (Baud-Bovy 1924, 61 avec ill. 369 ; traduction allemande : Baud-Bovy 1926, 77 avec ill. 311 ; HVMSG 9528).

Exposé au Musée historique et d’arts populaires de Saint-Gall.

On y voit un potier assis devant son tour. Les produits des ateliers de poteries de Berneck n’ont cependant pas été mentionnés. Une autre référence datant de 1947 est due à la plume de Karl Frei, à l’époque le plus grand connaisseur des céramiques suisses et également directeur adjoint du Musée national suisse (Frei 1947, 31). À l’occasion de l’exposition « La céramique suisse de la préhistoire à nos jours », présentée au Musée des arts décoratifs de Zurich, aujourd’hui Musée du design de Zurich, il évoque une production de « vaisselle à fond noir à la manière de Heimberg », qui était vendue par « des colporteurs en Appenzell et dans le Vorarlberg, dans les Grisons et jusqu’en Bavière » (probablement repris par Creux 1970, 125, sans citation). L’origine de ces informations n’est pas documentée, et aucune céramique n’est illustrée, probablement parce que le Musée national suisse lui-même ne possède pas un fonds important de céramiques de table, mais presque uniquement des moules en plâtre et des barolets de l’atelier de Berneck qui appartenaient alors à G. Federer et qui a maintenant cessé son activité (SNM LM-68232 à LM-68240, barolets ; LM-68241 à LM-68245, outils ; LM-68246 à LM-68315, moules en plâtre et moulages). L’objet céramique le plus important de Berneck conservé à Zurich est un porte-allumettes en forme d’ours, qui pràsente les armoiries du canton d’Appenzell Rhodes intérieures. Il est marqué des lettres « I. O. K. » et peut donc être rattaché à l’atelier de Josef Othmar Kurer à Berneck (Schnyder 1998, 113 Cat. 178 ; SNM LM-13187). Le sac-à-dos/porte-allumettes démontre également que Berneck a produit des céramiques comportant des particules colorées dans l’engobe de fond.

Porte-allumettes en forme d’ours conservé au Musée national suisse.

Ce n’est qu’avec un ouvrage de Robert Gschwend (Gschwend 1948) et deux ouvrages de Leo Broder des années 1955 et 1975 (Broder 1955 ; Broder 1975) que des études plus importantes sur Berneck ont été disponibles pour la première fois, malheureusement pas suffisamment étayées par des documents d’archives. Sur la base de ces éléments, auxquels se sont enfin ajoutés les documents des archives consultés pour la première fois par l’ancien président de la commune, Jakob Schegg, une exposition de céramiques a été organisée dans le Musée villageois de Berneck (OMB) en 2006, à la suite de quoi une compilation richement illustrée sur l’histoire des potiers de Berneck par Margrit Wellinger-Moser a été publiée en 2007 (Wellinger-Moser 2007).

L’histoire de la poterie à Berneck remonte certainement à la fin du 17ème ou au milieu du 18ème siècle, puisqu’un poêle à carreaux de style baroque, signé, mais non daté du potier, « Johan Ulerich in der Mur, Haffner In Berneg – Johan Ulerich in der Mur, potier à Berneg » se trouve dans la « Salis-Haus – Maison Salis » à Maienfeld, canton des Grisons, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Berneck (Broder 1955, ill. p. 45. À propos du poêle : Poeschel 1937, 30, ill. 28).

Poêle à Maienfeld, canton des Grisons

Il est peint avec un décor polychrome de grand feu qui représente, sur sa tour, des allégories des vertus correspondant à des citations de l’Ancien et du Nouveau Testament. En opposition, la base est illustrée avec des représentations des vices et de conduites impures. Sur le plan stylistique, le poêle est proche des produits de Steckborn, canton de Thurgovie, à l’autre extrémité du lac de Constance, à une septantaine de kilomètre au nord-ouest de Berneck. Le poêle, qui était entreposé dans le grenier de la maison Salis, a été reconstruit en 1933 par la poterie zougoise Keiser, qui l’a élargi par l’ajout d’un siège de poêle latéral. Un des premiers potiers de Berneck apparaît pour la première fois en 1685 sous la dénomination « Ulrich Indermauer, Hafner – Ulrich Indermauer, potier » dans un procès-verbal du tribunal de la cour de Bernang (appellation de Berneck en vigueur jusqu’au 19ième siècle) (article sans auteur : Einiges über Töpferei, Unser Rheintal 5- Quelques informations sur la poterie, Notre vallée du Rhin, 5ème volume, 1948, 81-82). Il n’y a pas d’autres informations sur les potiers de Berneck jusqu’au 19ème siècle. En 1828, quatre ateliers de poterie auraient été actifs à Berneck, alors qu’entre 1830 et 1850, il y en aurait eu, en parallèle, trois dans chacun des villages voisins d’Au, Balgach et Lüchingen près d’Altstätten, deux à Altstätten et un tant à Rebstein qu’à Marbach. Pour l’année 1836, des litiges concernant l’exportation d’argile vers l’Autriche sont documentés, ce qui nous indique que les potiers de Berneck étaient alors confrontés à une situation de concurrence (avec les potiers du Vorarlberg autrichien voisin ?). À cette époque, les potiers Indermauer et Lang ont fait valoir leur position protectionniste au sein du conseil municipal (Boesch 1968). Selon la déclaration du maître potier Ritz senior, décédé en 1931, il y avait 21 poteries à Berneck vers 1870 et 19 à Lustenau, de l’autre côté du Rhin, dans le Vorarlberg autrichien. En 1872, 18 maîtres potiers ont été nommés à Berneck (Boesch 1968, 180). En 1878, il y avait au moins 17 potiers issus des familles suivantes :

Federer,
Grüninger,
Hasler,
Hongler,
Jüstrich,
Kurer,
Lang,
Mätzler,
Ritz,
Schädeli,
Schuppli,
Seiz,
Thurnherr et
Zangger.

Il s’agit de noms tirés de la liste des abonnés à la « Geschichte der Gemeinde Bernang » (Histoire de la paroisse de Bernang) publiée en 1879 par le prêtre catholique de Berneck Franz Xaver Kern (Kern 1879). Jusqu’en 1899, le nombre de poteries, respectivement d’exploitations, a été réduit à douze, en 1905 à neuf, en 1913 à sept, en 1920 à six. Entre 1931 et 1937 il reste trois poteries et entre 1948 et 1955 on en trouve encore une qui avait été fondée en 1902 par le maître potier Hans Ehrat. Par la suite, la poterie s’est appelée poterie Hanselmann, puis poterie Hans Plattner, et aujourd’hui poterie Fred Braun (Gschwend 1948 ; Broder 1955 ; Boesch 1968, 209 ; Wellinger-Moser 2007, 251-255).

En 2016, des recherches historiques sur Berneck ont été réalisées pour la première fois dans une perspective archéologique et historico-culturelle plus fondamentale (Heege 2016, 28-36). En 2017, les premiers résultats des recherches d’Andreas Kistler y ont été intégrés (Heege/Kistler 2017, 369-373) et en 2019, une distinction typologique entre les céramiques de Berneck et celles de la poterie Lötscher à St. Antönien, localité du canton des Grisons, située dans la région de Prättigau/Davos, a été fondamentalement documentée (Heege 2019). En même temps, l’ensemble des collections céramiques du Musée rhétique de Coire (RMC) a été analysé de manière comparative. Les résultats présentés dans ce qui suit sont basés sur ces travaux.

Berneck, canton de Saint-Gall et Heimberg, canton de Berne – Le problème des céramiques « à la manière de Heimberg »

Le lien typologique entre Berneck et Heimberg a été expliqué en 1921, 1955 et 1975 par les mariages des filles de Heimberg, mais ni Fernand Schwab et Leo Broder, ni Hermann Buchs de Thoune ne l’ont prouvé généalogiquement (Hermann Buchs, renseignements dans Gresky 1969, 41). Fernand Schwab écrit en 1921 : « Il y a seulement 20 ans, on pouvait observer un phénomène très similaire dans les relations entre Heimberg et Bernegg (Berneg ou Bernegg : ancienne orthographe de Berneck) : « De nombreux jeunes potiers de Bernegg, qui avaient appris le métier à Heimberg ou y avaient passé leur temps de compagnonnage, ont ramené les filles des potiers de Heimberg à la maison pour pouvoir s’y installer en tant que maîtres » (Schwab 1921, 60). Comme il a e été démontré en 1836 déjà que les femmes travaillaient usuellement comme peintres céramistes à Heimberg (Traité des arts céramiques ou des poteries, considérées dans leur histoire, leur pratique et leur théorie, Volume 2, d’Alexandre Brongniart, directeur de la plus importante manufacture de porcelaine française à Sèvres, avec le compte-rendu de sa visite de Heimberg : Brongniart 1854, vol. 2, 14-15), cela pourrait expliquer la grande similarité des décors entre Heimberg et Berneck, qui existe depuis environ 1800/1820. Malheureusement, l’argument n’est pas valable.

Sur la base des registres paroissiaux, une vérification effectuée par Jakob Schegg (je remercie Jakob Schegg, ancien président de la paroisse de Berneck, pour la discussion détaillée et très instructive des résultats de ses recherches encore inédites) de l’origine des épouses des potiers recensées à Berneck au 19ème siècle, n’a pas pu prouver ces mariages avec les filles de Heimberg, surtout pour le début du 19ème siècle, période ô combien importante, mais aussi pour la seconde moitié du 19ème siècle (comme l’avait déjà mentionné pour la première fois Wellinger-Moser 2007, 254). Sur ces relations maritales Berneck-Heimberg, c’est seulement pour un unique potier de Berneck, Leondus Federer, fils de Joseph Federer, catholique d’origine, qu’on peut prouver, sur la base des registres paroissiaux de Steffisbourg, près de Heimberg, canton de Berne, qu’il s’est installé à Heimberg avant 1819, mais qu’il est ensuite revenu à Berneck (registre paroissial de Steffisbourg 17, 163 n° 23. Cinq de ses enfants sont morts en 1822, 1825 et 1828 et apparaissent comme tels dans le registre paroissial de Steffisbourg : 22.99 ; 22.111 ; 23.9 et 10). Le 26 novembre 1819, il épouse à Münsingen, canton de Berne, à 12 km au nord de Heimberg, la veuve Elisabeth Rubli de Dachsen, canton de Zurich, qui avait épousé en 1816 Caspar Joder de Steffisbourg (qui lui n’est pas un potier !). Ce dernier était précocement décédé le 18 mars 1818 (registres paroissiaux de Steffisbourg 17, 141 et 22, 84 n° 27). Au baptême du fils, né en 1824 à Steffisbourg, le potier Franz Joseph Kurer de Berneck était son parrain (registre paroissial de Steffisbourg 10, 214).

Ainsi, si on ne doit pas aux femmes mariées, peintres sur céramiques, la transmission à Berneck du style des poteries de Heimberg, la seule raison qui nous reste pour expliquer ce transfert typologique et stylistique des connaissances est, en fait, l’itinérance des compagnons.  Nous savons aujourd’hui, grâce au travail d’Andreas Kistler, qu’entre le premier compagnon documenté, Johann Michael Kurer présent dans la région de Heimberg en 1823, et le dernier compagnon documenté dans cette région en 1905, Joseph Anton Ritz, 6 autres compagnons d’Altstätten, canton de Saint-Gall, à 10 km de Berneck, 5 compagnons d’Au, canton de Saint-Gall, à 3 km de Berneck, 5 compagnons de Balgach, canton de Saint-Gall, à 4 km de Berneck, 11 compagnons de Berneck et un compagnon de Marbach, canton de Saint-Gall, à 7 km de Berneck ont été inscrits sur les listes des services d’immigration bernois. Plusieurs compagnons de Berneck ont travaillé pendant un ou deux ans dans la région de Heimberg-Steffisbourg.  Le transfert rapide des connaissances et des motifs décoratifs trouve ainsi une explication plausible. En même temps, il devient évident que les céramiques de la région de Berneck se distinguent parfois à peine des céramiques de la région de Heimberg-Steffisbourg. C’est pourquoi le terme « à la manière de Heimberg » est toujours utilisé dans les descriptions de la base de données.  Pour les objets achetés chez des antiquaires, en brocante, ou sur le marché de l’art, la question du lieu de fabrication reste finalement sans réponse, même si, par exemple, on peut supposer, en raison de la proximité géographique, que la grande majorité des céramiques d’usage courant présente dans les Grisons provient de la région de Berneck. Il ne faut cependant pas oublier que nous n’avons aucune idée des céramiques fabriquées à Lustenau, dans les environs immédiats de Berneck (à 5 kilomètres), dans le Vorarlberg autrichien.

Céramiques de Berneck

On a dit que la première apparition de céramiques avec des engobes de fond foncées à Berneck était due au potier Leo Broder, à une époque où elles n’étaient pas encore présentes à Heimberg. Cela n’est pas concevable, car Berneck n’était alors certainement pas le centre principal du développement de ce type de céramiques. L’hypothèse consacrant Broder comme son inventeur repose sur une assiette (faussement) datée de 1772, dont le décor en draperie est difficilement concevable avant les années 1830 (Broder 1955, ill. p. 51. Broder 1975, ill. p. 3). Toutefois, l’assiette porte un nom de lieu « Bernang (Berneck) » et peut donc être considérée comme un témoin important des produits de ce lieu dans le premier tiers du 19ème siècle (Musée historique et d’arts populaires de St-Gall, HVMSG 8347).

Céramique du Musée historique et d’arts populaires de Saint-Gall.

Presque plus importante encore est une gourde que le compagnon potier Konrad Pistor, originaire du land allemand de la Hesse, a ramené de Berneck, son dernier lieu de travail (de novembre 1848 à mai 1849) après ses pérégrinations, au cours desquelles il s’est rendu à Heimberg comme son grand-père. Elle porte sur sa face avant son nom et la date de 1849, avec, en outre, sur son pourtour, un dicton gravé, qui est tout à fait atypique, voir incongru, pour Heimberg tant en termes de technique de décor gravé que dans le choix du dicton lui-même. On y trouve aussi dans un blason héraldique, entouré de draperies, un ours qui marche vers la gauche, qui est très similaire à celui des armoiries bernoises (Gresky 1969, 39 Ill. 8. Broder 1975, 7, image en bas à gauche). Cependant, l’ours porte un collier, comme dans les représentations d’ours à Bäriswil, et ne se réfère donc probablement pas aux armoiries du canton de Berne, mais, probablement, à des blasons héraldiques évidents tant pour Berneck que pour Bäriswil. Un plat à barbe daté de 1840, du maître potier bernois Johannes Kurer (HVMSG 7278a) présente un décor sur un engobe de fond noir tout à fait similaire à cette gourde.

Céramique du Musée historique et d’arts populaires de Saint-Gall.

Un plat à rösti très peu profond avec un décor au barolet en blanc sur un engobe de fond rouge présentant sur son marli une bande décorative au décor floral gravé porte la devise : « Les potiers vivent à Bernneg » (HVMSG 9764), Un autre plat, au marli décoré de façon identique, de sorte qu’il ne fait aucun doute que ces deux pièces ont été produites à Berneck, portant le dicton « Aime ton prochain comme toi-même » est conservé par le Musée du château de Thoune (SMT Inv. 568).

Céramique du Musée historique et d’arts populaires de Saint-Gall.

Si vous observez les céramiques « à la manière de Heimberg » dans les musées de Berneck, Heiden, canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures, Saint-Gall, Frauenfeld, chef-lieu du canton de Thurgovie et Triesenberg, au Liechtenstein, vous trouverez de nombreuses pièces dont les motifs décoratifs ne sont généralement pas originaires de la région de Heimberg-Steffisbourg. On fait notamment référence à deux plats à rösti SR 17. L’un avec un décor composé de quatre personnages (procession baptismale ?) dont les costumes ne sont vraisemblablement pas bernois (Musée de Heiden, sans numéro d’inventaire) et l’autre avec une maison qui ne semble pas de conception bernoise (RMC H1970.185). Dans ce registre, il faut aussi noter un pot à anse HTR 12 de 1849 (HVMSG 2010-01), une cafetière de forme atypique de 1827 (Musée Walser de Triesenberg, sans numéro d’inventaire) et un plat à rösti peu profond SR 17 de 1852 (HVMSG 9129). Et on peut encore ajouter à cette liste non exhaustive de nombreux autres exemples (HVMSG 8656 et 8657, Musée de Heiden, sans numéro d’inventaire, RMC H1971.914, OMB 2010.1494).

Céramique du Musée historique et d’arts populaires de Saint-Gall.

Certaines de ces pièces présentent également des similitudes avec un catalogue de motifs d’un peintre en céramique conservé à Berneck (Musée villageois de Berneck, OMB, sans numéro d’inventaire ; par exemple OMB 2010.1567, 2009.1123).

Catalogue d’échantillons du Musée villageois de Berneck

De grandes différences entre les décors peints sont évidentes lorsque l’on compare les terrines du Musée rhétique de Coire et celles du Musée historique et d’arts populaires de St-Gall.

Céramiques du Musée rhétique de Coire

Dans l’inventaire du Musée rhétique de Coire, toutes ces pièces ont été attribuées à la production de St. Antönien, probablement en raison du fait que la première de ces pièces (RMC H1970.238.) a été acquise en 1907 auprès d’Andreas Lötscher le Jeune, le dernier potier de cette localité du canton des Grisons, située dans la région de Prättigau/Davos. Cependant, la plus grande partie (RMC H1973.831, H1973.836, H1973.841, H1973.956, H1973.841, H1973.956, H1973.958) provient de la collection de Margrith Schreiber d’Albertini à Thusis, localité du canton des Grisons, située dans la région de Viamala et a été achetée dans son commerce d’antiquités avant 1973 en tant que « céramiques de St. Antönien ». L’étude des céramiques de la poterie Lötscher à St. Antönien (Heege 2019) a entre-temps montré sans aucun doute possible qu’aucune de ces soupières n’est issue de sa production. Une autre pièce de ce groupe de soupières, ainsi qu’un pot à anse apparenté, sont dans une collection privée à Rodels, une localité du canton des Grisons, également située dans la région de Viamala (RMC Inv. H1984.1, H1984.2). Ces céramiques associées à d’autres spécimens conservés dans de nombreux musées grisonnais, prouve la large diffusion de ce type de produits dans les Grisons.

Céramiques du Musée historique et d’arts populaires de St-Gall

D’autre part, les nombreuses soupières de la collection du Musée historique et d’arts populaires de St-Gall, dont seule une petite sélection peut être présentée ici, sont attribuées sans autre discussion dans l’inventaire du musée, probablement en raison d’une affiliation cantonale, à la production de Berneck, village du même canton que le musée.

Céramique du canton de Berne « à la manière de Heimberg ».

En revanche, si l’on compare les motifs peints sur ces soupières de Berneck avec ceux des pièces qui sont toujours utilisées à Oberdiessbach dans l’Emmental ou qui proviennent des collections de Berthoud ou de Mürren (Musée du BuumeHus à Oberdiessbach, sans numéro d’inventaire ; SMB IV-918 ; Collection Fahrländer-Müller K82), tous trois dans le canton de Berne, et qui peuvent donc très probablement être attribuées à la région de production de Heimberg (Oberdiessbach est à 7 km de Heimberg, Berthoud à 35 et Müren à 50), une grande similitude est frappante. Cette différence entre les variations des motifs des soupières du Musée rhétique de Coire, d’une part, et les motifs proches du style bernois des soupières du Musée historique et d’arts populaires de St-Gall, d’autre part, ne peut être constatée qu’avec étonnement au vu de  l’état actuel des recherches, si on rejette raisonnablement l’hypothèse que les produits de Heimberg puissent avoir été commercialisés sur une distance d’environ 200 km, vers St-Gall, les Grisons ou le Liechtenstein (voir également les trouvailles archéologiques de la région d’utilisation bernoise : Heege 2010b, 89 fig. 77). Nous pouvons donc raisonnablement supposer que nous nous trouvons en présence d’au moins un autre centre de production important de céramiques « à la manière de Heimberg » dans la vallée du Rhin saint-galloise, en plus des sites de production potentiels de Kandern, localité allemande du land de Bade-Wurtemberg dans le sud de la Forêt-Noire (Eisele 1929 ; Eisele 1937 ; Gebhardt-Vlachos 1974 ; Schüly 2002) et de Steckborn, canton de Thurgovie (Heege 2016, 64-66), dont la zone de vente aurait pu s’étendre jusqu’aux cantons de Schaffhouse (Heege 2010, 67-69), de Thurgovie, de Zurich (Hoek/Illi/Langenegger et autres, 1995, planches 9.181-182 ; planches 10.184.186 ; Frascoli 2004, planche 13.75, vers 1800 ? ; planche 17.124, terminus post quem 1905), de Saint-Gall, d’Appenzell Rhodes intérieures et Rhodes extérieures (Obrecht/Reding/Weishaupt 2005, 102, Cat. 179), des Grisons (voir RMC) ainsi que de la Principauté du Liechtenstein (Heege 2016) et du Vorarlberg autrichien (Heege 2016, 62-64). En outre, compte tenu des découvertes de poteries décorées de manière similaire, par exemple à Schwäbisch Hall, qui est la plus grande ville de la région Heilbronn-Franconie du land allemand de Bade-Wurtemberg (Gross 1994) ou de la production de poteries avec engobes de fond noirs dans le district allemand de Moyenne-Franconie, l’une des sept circonscriptions de Bavière (Bauer 1971 ; Bauer 1979 ; Bauer/Wiegel 2004), on devrait peut-être considérer d’éventuels autres sites de production dans le Wurtemberg allemand comme pouvant également être des pourvoyeurs potentiels de ces céramiques dans ces régions de Suisse orientale.

Céramique de Berneck « à la manière des majoliques de Thoune »

En ce qui concerne la phase tardive des poteries de Berneck, à la fin du 19ème siècle, on n’a également à ce jour que peu d’éléments à disposition. On sait que le potier Richard Grüninger de Berneck a participé à la première exposition nationale à Zurich en 1883 avec une « Collection de poteries » (Messerli Bolliger 1991, 17). En 1886, on trouve l’inscription dans le livre d’inventaire du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel (MAHN) du don de trois de ses plats à rösti avec une importante collerette rabattue vers l’extérieur. Bien qu’il s’agisse d’une forme céramique typique de la Suisse allemande, le décor, avec son engobe de fond beige, respectivement rouge, qui n’est pas du tout conforme à l’usage coutumier de Heimberg, est surprenant : en plus du décor noir réalisé au barolet, on trouve des décors au pochoir blanc et multicolore (Blaettler/Ducret/Schnyder 2013, planches 79,7-9).

Céramiques de Richard Grüninger de Berneck, 1883, Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel (MAHN).

Dans les années 1880, diverses entités, dont, parmi d’autres, le « Kaufmännischer Direktorium – Chambre de commerce » de Saint-Gall, ont tenté d’améliorer la situation financière apparemment difficile des ouvriers des poteries de Berneck. Les raisons de de ces difficultés économiques ont été vues, depuis Saint-Gall, dans « le manque de formes élégantes et l’absence d’attrayants motifs peints ». En guise d’aide, un cours de dessin a été donné par l’instituteur Nüesch et le Musée de l’industrie et du commerce de Saint-Gall a organisé une exposition itinérante de 14 jours présentant des poteries « parfaitement conçues et décorées » (Boesch 1968, 180 malencontreusement sans référence). Malheureusement, on ne sait pas ce qui a été montré aux potiers de l’époque à titre d’inspiration. Sur la base des photos

et des céramiques conservées au Musée villageois de Berneck, il semble toutefois évident qu’il a été suggéré de produire des céramiques du même type que les « majoliques de Thoune »  ou, pour le moins, présentant un décor floral comportant des edelweiss (Musée de Heiden, sans numéro d’inventaire, OMB Inv. 2010.1579, 2010.1580, 2010.1581, don de la poterie Trudi Hanselmann). Le pichet que l’on voit sur la photo est conservé au Musée villageois de Berneck (OMB sans numéro d’inventaire), de même qu’un autre exemplaire du plat avec les drapeaux des cantons suisses (OMB 2010.1535). La photo montre également des plats à rösti décorés, des céramiques de table avec des rayures horizontales, caractéristiques de cette époque, avec, en particulier ces terrines dont la forme est typique de Heimberg.

Céramique de Berneck « à la manière des majoliques de Thoune » (collections du Musée villageois de Berneck)

Toutefois, ces mesures incitatives ne semblent pas avoir eu un succès retentissant. « Les charretiers du Vorarlberg, qui transportaient des chargements entiers de nos carreaux et de notre vaisselle dans leur petit pays, ne sont pas venus » (Boesch 1968, 209).

Ce qu’il reste d’une série de cartes postales en douze parties, datant probablement des années 192-1930, montrant l’une des dernières poteries de Berneck, a été conservé au Musée villageois de Berneck.

Résumé

Au vu de nos constatations, on peut donc considérer à l’heure actuelle que les céramiques à engobe de fond noir, blanc, rouge ou beige, respectivement également orange, qui se trouvent au Liechtenstein, dans le Vorarlberg autrichien et aux Grisons ont probablement été importées d’un ou de plusieurs sites de production qui n’ont pas encore été identifiés avec certitude, mais surtout de Berneck, bien que la présence de pièces « authentiques » de Heimberg ne puisse être exclue indubitablement sans investigations scientifiques. Ce n’est qu’à partir de fouilles archéologiques ou à l’aide d’analyses scientifiques qu’on pourra déterminer quels décors et quelles formes de ces céramiques de table « à la manière de Heimberg » ont été effectivement produites à Berneck. Ces deux éléments font encore défaut aujourd’hui. Une réévaluation fondamentale de l’histoire de la poterie dans la région de Berneck serait hautement souhaitable. Si « Berneck » est indiqué dans la base de données comme lieu de production, notamment pour les objets conservés dans le canton des Grisons, il faut toujours comprendre cette indication dans le sens de « région de Berneck » et il n’est pas exclu qu’à l’avenir des parties du Vorarlberg doivent encore être ajoutées ou qu’il y ait des preuves que des céramiques identiques ou similaires aient également été produites dans d’autres endroits du canton de Saint-Gall. Par ailleurs, il n’est actuellement pas possible de distinguer les céramiques « à la manière de Heimberg » produites dans le canton de Zurich, entre autres par la fabrique Hanhart de Winterthour, de celles d’autres lieux de production.

Traduction Pierre-Yves Tribolet

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Albert Eisele, Die Entwicklung des Hafnergewerbes in Kandern, in: Die Kachel- und Töpfer-Keramik 2, 1929, Heft 9, 65-71.

Eisele 1937
Albert Eisele, Von Kanderner Hafnern, in: Mein Heimatland 24, 1937, 138-154.

Frascoli 2004
Lotti Frascoli, Keramikentwicklung im Gebiet der Stadt Winterthur vom 14. -20. Jahrhundert: Ein erster Überblick, in: Berichte der Kantonsarchäologie Zürich 18, 2004, 127-218.

Frei 1947
Karl Frei, Keramik des Mittelalters und der Neuzeit, in: Kunstgewerbemuseum Zürich (Hrsg.), Ausstellung Schweizerische Keramik von der Urzeit bis heute, Zürich 1947, 27-46.

Gebhardt-Vlachos 1974
Sibylle Gebhardt-Vlachos, Kandern als Töpferstadt. Von der Bauerntöpferei zur Kunstkeramik, in: Das Markgräfler-Land. Beiträge zur Geschichte und Kultur des Landkreises Lörrach und seiner Umgebung. Neue Folge, 5/36. Jahrgang, 1974, Heft 3/4, 137-220.

Gresky 1969
Wolfgang Gresky, Hessische Töpfergesellen in Heimberg. Zu den Beziehungen zwischen hessischer und Berner Keramik, in: Historisches Museum Schloss Thun, 1969, 24-45.

Gross 1994
Uwe Gross, Hausrat an der Stadtmauer. Keramik- und Glasfunde aus dem Bereich der Befestigung der Katharinenvorstadt, in: Albrecht Bedal/Isabella Fehle (Hrsg.), Hausgeschichten, Bauen und Wohnen im alten Hall und seiner Katharinenvorstadt, Ausstellungskatalog (Kataloge des Hällisch-Fränkischen Museums Schwäbisch-Hall 8), Sigmaringen 1994, 359-388.

Gschwend 1948 (1931)
Robert Gschwend, Einiges über die Töpferei, in: Unser Rheintal (Wiederabdruck aus Rheintaler Schreibmappe 1931) 5, 1948 (1931), 81-82.

Heege 2010
Andreas Heege, Hohenklingen ob Stein am Rhein, Bd. 2: Burg, Hochwacht, Kuranstalt. Forschungen zur materiellen Kultur vom 12. bis zum 20. Jahrhundert (Schaffhauser Archäologie 9), Schaffhausen 2010.

Heege 2016
Andreas Heege, Die Ausgrabungen auf dem Kirchhügel von Bendern, Gemeinde Gamprin, Fürstentum Liechtenstein. Bd. 2: Geschirrkeramik 12. bis 20. Jahrhundert, Vaduz 2016.

Heege 2019
Andreas Heege, Keramik aus St. Antönien. Die Geschichte der Hafnerei Lötscher und ihrer Produkte (1804-1898) (Archäologie Graubünden – Sonderheft 7), Glarus/Chur 2019.

Heege/Kistler 2017
Andreas Heege/Andreas Kistler, Poteries décorées de Suisse alémanique, 17e-19e siècles – Collections du Musée Ariana, Genève – Keramik der Deutschschweiz, 17.-19. Jahrhundert – Die Sammlung des Musée Ariana, Genf, Mailand 2017.

Hoek/Illi/Langenegger u.a. 1995
Florian Hoek/Martin Illi/Elisabeth Langenegger u.a., Burg, Kapelle und Friedhof in Uster, Nänikon-Bühl (Monographien der Kantonsarchäologie Zürich 26), Zürich, Egg 1995.

Kern 1879
Franz Xaver Kern, Geschichte der Gemeinde Bernang im St. Gallischen Rheinthale, Bern 1879.

Messerli Bolliger 1991
Barbara E. Messerli Bolliger, Der dekorative Entwurf in der Schweizer Keramik im 19. Jahrhundert, zwei Beispiele: Das Töpfereigebiet Heimberg-Steffisburg-Thun und die Tonwarenfabrik Ziegler in Schaffhausen, in: Keramik-Freunde der Schweiz, Mitteilungsblatt 106, 1991, 5-100.

Obrecht/Reding/Weishaupt 2005
Jakob Obrecht/Christoph Reding/Achilles Weishaupt, Burgen in Appenzell. Ein historischer Überblick und Berichte zu den archäologischen Ausgrabungen auf Schönenbüel und Clanx (Schweizer Beiträge zur Kulturgeschichte und Archäologie des Mittelalters 32), Basel 2005.

Poeschel 1937
Erwin Poeschel, Die Kunstdenkmäler des Kantons Graubünden, Bd. I: Die Kunst in Graubünden. Ein Überblick (Die Kunstdenkmäler der Schweiz 8), Basel 1937.

Schüly 2002
Maria Schüly, Hafnerware aus Kandern unter wechselnden Einflüssen, in: René Simmermacher (Hrsg.), Gebrauchskeramik in Südbaden, Karlsruhe 2002, 85-96.

Schwab 1921
Fernand Schwab, Beitrag zur Geschichte der bernischen Geschirrindustrie (Schweizer Industrie- und Handelsstudien 7), Weinfelden/Konstanz 1921.

Wellinger-Moser 2007
Margrit Wellinger-Moser, Von Ofenkacheln und Verenakrügen: Berneck war einst eine Hochburg für das Töpfergewerbe, in: Unser Rheintal, 2007, 249-258.